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— À quoi le vois-tu ? demanda Adamsberg.

Mathias le dévisagea, perplexe.

— Tu ne vois pas le changement ? Tu ne vois pas qu'on a changé de couche ?

— Non.

— Pas important. C'est là qu'elle a marché.

Les trois hommes déjeunèrent à la hâte, Mathias pour s'en aller dégager son sol, Adamsberg pour attraper Retancourt à la gare.

À son retour, le préhistorien piochait toujours, mais cette fois retenant ses coups, tandis que Veyrenc continuait d'évacuer la terre, tous deux torse nu et suant sous le soleil trop chaud de juin. La vue de Retancourt suspendit Mathias au milieu d'un lancer de pioche, dont il laissa le fer retomber au sol. Le lieutenant, nota Mathias, l'arbre de la forêt d'Adamsberg, paraissait égaler sa taille. Et chez cette femme qui même nue aurait paru armée, un très intéressant visage dessiné au pinceau fin. Mais malgré des lèvres sans défaut, un nez étroit et droit, des yeux d'un bleu plutôt doux, il n'aurait pu dire si elle était jolie, ou attirante. Il hésitait, la suspectant de pouvoir modifier son apparence à son gré, entre les deux versants de l'harmonie ou de la disgrâce, à son choix. De même de sa puissance : purement physique ou psychique ? Simplement musculaire ou nerveuse ? Retancourt échappait à la description ou à l'analyse.

Il sortit de son excavation pour lui serrer la main, essuyant la terre sur son pantalon, et soutint le regard du lieutenant.

— Mathias Delamarre, se présenta-t-il.

— Violette Retancourt. Ne vous arrêtez pas pour moi, je vous regarde faire et j'apprends. Le commissaire m'a dit que vous aviez atteint le sol d'occupation ?

— Ici, montra Mathias, désignant une surface qui atteignait à présent presque un mètre carré.

Adamsberg proposa sans succès pain, fruits et café à Retancourt, qui posa son sac, ôta sa veste et trouva aussitôt sa place dans la noria de l'évacuation des déblais. La rapidité de la chaîne en fut accélérée au point qu'à 7 heures du soir, Mathias avait pu dégager la totalité du sol, enchâssé dans le cercle de pierres des anciennes fondations du pigeonnier.

— Ici elle a vécu, dit Mathias en se redressant — après des heures de mutisme —, comme invitant des visiteurs à découvrir un domaine, bras calé sur le manche de sa pioche. Là, dit-il en désignant des débris de bois, la planche où elle s'asseyait pour s'isoler un peu du froid et de l'humidité. C'est ici qu'elle mangeait. On aperçoit les restes brisés de son assiette. Dans cette zone moins brune, sans déchets organiques, elle dormait. On garde la trace de deux trous de poteaux. Elle a donc bénéficié d'un avantage et d'un seul par rapport aux recluses médiévales, ce fut de disposer d'un hamac et de pouvoir se reposer au sec. Ici, le tas des restes de nourriture. On voit pointer des fragments de côtes de porc, d'ailerons de poulet, des bas morceaux. Et même — ce devait être un soir de Noël —, une coquille d'huître. Elle était, dans la mesure de son possible, très organisée et soigneuse, elle ne s'est pas laissé aller. Elle avait aménagé un passage de trente centimètres de large — vous le voyez ? — , allant du hamac jusqu'à la lucarne où l'on déposait les aumônes. Elle n'y a pas laissé traîner un seul déchet en cinq ans.

— Qu'est-ce qui vous fait dire que la lucarne était de ce côté ? demanda Retancourt.

— Ce passage et cette pierre. Elle y montait pour attraper la nourriture. Avec d'anciennes photos du pigeonnier, on pourra donc déduire sa taille, Adamsberg. Et là, termina-t-il, cette zone de terre plus claire, qui commence déjà à devenir un peu poudreuse par plaques, c'est la fosse d'aisance.

— On ne l'aurait pas cru, dit Retancourt.

— N'est-ce pas ? On se figure une matière lourde et c'est tout le contraire. Cela devient léger, friable, c'est une substance agréable à fouiller. Regardez.

Mathias recueillit une mesure de terre fine et la déposa dans la main de Retancourt. Adamsberg frémit un peu devant l'archéologue, si concentré qu'il n'avait nulle conscience qu'il offrait à une femme une poignée de merde. Retancourt émietta le sédiment entre ses doigts, impressionnée par la manière dont Mathias avait fait vivre la recluse, suivi ses déplacements, restitué ses activités si réduites, et même son caractère, propre, organisé, tenace, ses efforts pour ne pas s'ensevelir dans ses propres déchets, pour « aménager son intérieur ».

— Quant aux dents, reprit-il en se tournant vers Adamsberg, elles sont bien là. J'ai vu pointer des cuspides. Les pointes de ses molaires, précisa-t-il.

Mathias passa les deux heures suivantes à monter la chèvre — c'est ainsi qu'il appelait ce support à trois poutres —, pour y installer le poste de tamisage.

— On n'a pas d'eau, dit-il. Il faudra en transporter à seaux et bidons, depuis le ruisseau.

À la nuit, depuis sa tente, Adamsberg entendait Mathias et Retancourt bavarder autour du feu. Bavarder. Retancourt.

Un message de Froissy le réveilla vers deux heures du matin. Torrailles et Lambertin étaient décédés ce jour, à quelques heures d'intervalle. La liste était close.

XLIV

Sous le regard de Retancourt qui admirait — et ingérait — les savoir-faire qu'elle ne possédait pas, Mathias, équipé de sa tenue anti-contamination, passa la seconde journée de fouille à démonter en silence le sol d'occupation et le faire tamiser. Il répartissait dans des caisses les divers objets de sa collecte, quelques tessons de céramique révélant une seule assiette et un cruchon pour l'eau, des objets métalliques — fourchette, couteau, cuillère, piochon, et un crucifix, tous épaissis de rouille —, les restes d'un vêtement, d'une couverture, d'un hamac, des fragments de cuir (une Bible), et enfin des ossements, témoignant de rares dons de viande, des arêtes de poisson, des coquilles d'œuf, des huîtres (quatre, soit une huître pour chaque Noël passé ici). Le reste des aumônes, des bouillies, des soupes, du pain, avait disparu. Pas de pépins de fruits, hormis sept noyaux de cerise. Pas de seau pour la toilette. Pas de peigne, pas de miroir. Pas de ciseaux. On avait beau être dévot, on avait beau révérer la sainte femme, on ne donnait qu'avec avarice. Mathias secouait souvent la tête, désabusé. Quand il vida la fosse d'aisance, profonde d'un mètre — elle avait dû mettre bien du temps pour la creuser, munie de ce seul piochon offert par la charité publique —, il trouva tout de même cinq lits de paille qui avaient permis à la recluse de recouvrir les déjections une fois l'an. Mais pas de chaume au sol, qui aurait pu assainir les lieux.

— Tout de même, dit-il, en exhumant cinquante-huit roses en plastique. Quelqu'un lui en offrait une par mois, elle les rassemblait contre le mur. Tout de même, répéta-t-il. Sur cent hommes, il s'en trouve un qui pense autrement. Pour toi, ajouta-t-il en tendant un sachet à Adamsberg. Six incisives, trois canines, douze prémolaires et molaires. Sur la totalité de sa denture, elle a perdu vingt et une dents.

Adamsberg s'approcha, soudain hésitant. L'identité de la recluse, à portée de main. Il saisit le sachet avec précaution, presque intimidé, le mit à l'abri et reprit sans un mot sa place auprès de Retancourt, apportant l'eau en continu tandis que Veyrenc tamisait les sédiments. Mathias indiquait les éléments à prélever, des ossements de souris, de rats, d'une fouine, et d'innombrables fragments de chitine de scarabées et d'araignées. Mais aussi de longs fragments d'ongles cassés, recourbés, beaucoup de cheveux blonds et gris, environ quatre poignées entières.

Mathias en examina un grand nombre à la loupe.

— Les bulbes sont foutus, Adamsberg, tu ne trouveras pas d'ADN là-dedans. Elle est entrée ici cheveux blonds, elle en est sortie cheveux gris. Bon Dieu, qu'est-il arrivé à cette femme ?