— Si c'est Bernadette, la sœur aînée…
— Bernadette ? coupa Mathias. C'est pour cela qu'elle serait venue si près de Lourdes ?
— Peut-être. Elle a été séquestrée vingt et un ans par son père, violée dès l'âge de cinq ans, maltraitée, mal lavée, mal nourrie.
— Une dent perdue par année de souffrance. Et des cheveux à la pelle.
— Si c'est la sœur cadette, Annette, séquestrée pendant dix-neuf ans, elle fut louée à une bande de dix jeunes violeurs de l'âge de sept à dix-neuf ans. Que ce soit l'une ou l'autre, elle n'a pas pu revenir à la vie. Elle a fait la seule chose qu'elle avait appris à faire, être enfermée.
Mathias fit tourner sa truelle entre ses doigts.
— Et qui l'a sortie de là ?
— Un arrêté préfectoral.
— Non, je parle de la maison.
— Son frère aîné. À vingt-trois ans, il a tranché la tête de son père.
— Et de quoi la soupçonnes-tu, cette femme ?
— D'avoir assassiné les dix violeurs.
— Et que feras-tu, alors ?
À neuf heures, tout était achevé, après treize heures de travail sans trêve. Seule Retancourt s'affairait encore, lavait les outils, démontait la chèvre, entreposait les caisses dans la camionnette. Mathias la regardait agir, se demandant si le pouvoir de l'arbre pouvait connaître un répit.
— Ne rangez pas les pelles, Violette, dit-il. On comble l'excavation demain.
— J'y pense.
— Je garderai l'assiette, dit Adamsberg. Mettez-moi les fragments de côté, lieutenant.
— Vous allez la recoller ?
— Je crois.
— Quand on rebouchera, on replacera les roses, non ? demanda-t-elle.
Adamsberg acquiesça et partit aider Veyrenc à la préparation du dîner, qu'il avait prévu réconfortant.
— Que penses-tu de Mathias ? lui demanda Adamsberg.
— Doué, fin, farouche peut-être. Je pense aussi que ton homme préhistorique apprécie Retancourt.
— Plus inquiétant, je crois que c'est réciproque.
— En quoi est-ce inquiétant ? Pour elle ?
— Parce que celui ou celle qui devient humain abandonne ses facultés divines.
Rôti de bœuf, pommes de terre sous la cendre, fromage et madiran, Mathias en remercia Veyrenc de plusieurs hochements de tête. Adamsberg s'accouda dans l'herbe. Pourquoi Veyrenc pensait-il que la bulle « Martin-Pécherat » n'était pas réglée ? Il avait été si satisfait de pouvoir la rayer de la liste. Il réfléchit au martin-pêcheur. De cet oiseau, il ne savait que deux choses : il était orange et bleu et avalait les poissons dans le sens des écailles, pour ne pas se blesser. Rien à tirer de lui pour l'enquête. Les bulles restaient inertes quand il y pensait. À l'exception du mot « oiseau », qui faisait sans cesse vibrer quelque chose. Bien sûr, il y avait tant de pigeons là-dedans. Il se redressa et nota dans son carnet : « Oiseau ».
— Qu'écris-tu ? demanda Veyrenc.
— J'écris « Oiseau ».
— Comme tu veux.
Allongé à la nuit dans sa tente, le dos un peu rompu par les transports d'eau, Adamsberg songea à planter une tente semblable dans son petit jardin, avec l'autorisation de Lucio. Il s'y sentait bien, un peu comme dans la parenthèse d'un train, percevant tous les bruits de la nature avec netteté, le croassement de grenouilles lointaines, le battement des ailes des pipistrelles, le halètement d'un hérisson, assez proche de sa tente, le chant inattendu d'un ramier qui, au lieu de dormir comme tous les oiseaux diurnes de la terre, s'obstinait à lancer son appel nuptial. On était en juin, et il était encore seul. Adamsberg lui souhaita bonne chance avec sincérité. Des bruits humains aussi. Le crissement disharmonieux d'une fermeture éclair qu'on ouvre, celle d'une tente, à cinq mètres à sa gauche, le frottement des pas dans l'herbe, le second bruit disharmonieux d'une autre tente, à sa droite. Les tentes de Retancourt et de Mathias. Bon sang. Allaient-ils poursuivre leurs bavardages de la veille assis tous deux en tailleur dans la tente, autour de la lanterne ? Ou autre ? Adamsberg ressentit l'embarrassant sentiment qu'on lui volait sa propriété. Se rendant compte par ailleurs qu'au lieu de penser « volait sa propriété », il avait commis le lapsus muet d'énoncer « violait sa propriété ». Les mots jouaient. Violer, voler, dérober ou voltiger. Les oiseaux, encore. Il alluma sa lanterne et écrivit au bas de sa feuille : Violer, voler, dérober, voltiger, les oiseaux. Il ouvrit sa tente, jeta un coup d'œil dans la nuit. Oui, il y avait de la lumière à sa droite. Il s'allongea de nouveau, entraînant de force sa pensée ailleurs. La mission était accomplie, il détenait les molaires de la recluse.
Et que feras-tu, alors ?
XLV
La matinée suffit à combler l'excavation — avec les cinquante-huit roses à l'intérieur — et plier le campement. Adamsberg emportait dans ses bagages les dents et les tessons de l'assiette, Mathias chargeait le reste dans sa camionnette.
Il démarra à quatorze heures, après avoir serré la main des deux hommes et embrassé Retancourt sous le regard attentif d'Adamsberg. Il se trompait en déclarant que le lieutenant « valait dix hommes ». Elle valait une femme, et c'était une femme. Et il ne pouvait s'empêcher de lui battre un peu froid. avec un sentiment de trahison larvé.
Retancourt choisit de rentrer en voiture, soit d'effectuer un voyage deux fois plus long qu'en train, et déposa le commissaire et Veyrenc à la gare.
— Elle file, dit Adamsberg.
— Tu lui fais la gueule, elle file, précisa Veyrenc.
— Je ne fais pas la gueule.
— Bien sûr que si.
— Tu as entendu, hier ? Les fermetures éclair ?
— Oui.
— Et alors ?
— Et alors ?
— Très bien, répondit Adamsberg, sachant qu'en cette affaire, Veyrenc avait raison et lui tort.
À neuf heures du soir, depuis Paris, il fit livrer les nouveaux échantillons au laboratoire d'analyses, avec un mot pour Louvain. Cette fois, l'ADN des dents correspondrait à celui de Louise, contrairement au leurre des quatre cheveux de Lédignan. Veyrenc disait simple et vrai, Louise avait très bien pu déposer ces cheveux. L'émiettement de sa conviction, procédant de l'agitation vaine de ses pensées, n'était basé que sur du vide.
Il n'avait pas besoin d'ouvrir réfrigérateur ou placard pour savoir qu'il n'y avait rien à manger chez lui. Il partit à pied sans destination, l'humeur morne et le corps paresseux. Après un quart d'heure de marche erratique, il obliqua vers son ancien quartier, vers un bar irlandais qu'il avait longtemps fréquenté, où le vacarme des clients ne le gênait en rien puisqu'ils parlaient anglais. Dans ce bourdonnement incompréhensible, il pouvait tenter de se concentrer mieux que dans la solitude. Là-bas, il y parvenait parfois, par touches, en amateur.
Il ouvrit son carnet en marchant dans la nuit, jeta un œil découragé à ses mots imbéciles et le referma sèchement. Comment avait-il osé les lire à Veyrenc ? Louis l'avait socratiquement emmerdé sur le fait insignifiant qu'il n'ait pas rayé la ligne « Martin-Pécherat ». Il avait ajouté qu'il y avait beaucoup de pigeons là-dedans. Cela allait de soi, et cette volaille était bonne à jeter, avec le reste. Ces bulles gazeuses, martin-pêcheur, pigeons et autres grincements, s'éloignaient, indésirables. Sa légère et énigmatique aigreur contre Retancourt lui en bloquait l'accès. La soirée de la veille barrait ses pensées, cet instant où le bruit de la fermeture éclair l'avait agressé. La séquence repassait en boucle, le hérisson, les pipistrelles, l'oiseau désespéré qui appelait une compagne et à qui il avait souhaité bonne chance.