— Je pars demain. M'accompagnes-tu ? Non pas pour intervenir, je ne te le demande pas. Mais pour être témoin. Quand je parlerai, n'interviens pas. Ne préviens personne.
— Quel train ? demanda simplement Veyrenc.
XLVII
Adamsberg avait adressé au matin un aimable message à Irène :
— Je suis dans le coin avec mon collègue aux mèches rousses, pour des vérifications sur site. Peut-on passer prendre le café ?
— Avec plaisir, Jean-Bapt ! Seulement, deux hommes d'un coup chez moi, faut que je fasse déguerpir la Louise en vitesse ! Vous serez là à quelle heure ?
— Après le déjeuner. Vers 14 h 30.
— Ben c'est parfait. Sitôt la dernière bouchée avalée, elle file faire la sieste et c'est moi qui dois tout débarrasser. Le café sera chaud quand vous arriverez.
Adamsberg ferma son portable et se mordit la lèvre, ressentant le plein dégoût de sa bassesse.
Six heures plus tard, il faisait les cent pas devant la porte bien entretenue de la petite maison de Cadeirac, avant de se décider à sonner.
— Les derniers pas perdus, dit-il à Veyrenc.
À sa manière, Irène s'était mise sur son plus chic, avec une robe surchargée de fleurs qui ressemblait à un papier peint. En contraste, elle portait toujours ses baskets inappropriées, auxquelles l'obligeait son arthrose.
— Louise ronfle depuis un bon quart d'heure, on sera bien tranquilles, dit-elle, enjouée, en les priant de s'asseoir.
Adamsberg prit place en bout de table, Irène à sa gauche, Veyrenc sur le banc, à sa droite.
— Pardonnez-moi, Irène, mais je n'ai pas de cadeau. Vraiment pas de cadeau à vous faire.
— Dites, commissaire, on ne va pas se faire des cadeaux à chaque fois qu'on se croise. Ça perd de son charme à la longue. D'ailleurs, samedi dernier, votre collègue photographe, elle m'a apporté un cadeau. Une boule à neige de Lourdes. Moi, les bondieuseries, j'en ai soupé, je dois vous le dire. Mais elle est fine, cette femme. On ne dirait pas, avec sa stature, hein ? Elle a choisi un petit angelot, on dirait un gosse qui joue sous la neige. Tenez, regardez si elle n'est pas belle.
Irène alla piocher la boule nouvelle dans sa collection exposée sur le buffet. Adamsberg découvrait les lieux : un intérieur débordant de décorations mais rangé à l'excès. Chaque chose à sa place et les moutons seront bien gardés. « Elle était très organisée et soigneuse », avait dit Mathias, et elle l'était restée. Tenace aussi, courageuse, déterminée.
Irène déposa la boule de Lourdes devant Adamsberg, et Adamsberg sortit la sienne de sa poche.
— C'est pas que vous êtes venu me la rendre quand même ? C'était un cadeau.
— Et j'y tiens beaucoup. Le tourbillon des bulles de neige.
— Des flocons, on dit, commissaire. Pas des bulles.
— Oui. C'était pour vous montrer qu'elle ne quitte pas ma poche.
— Ben à quoi ça sert, dans une poche ?
— Cela m'aide à penser. Je la secoue, et je regarde.
— Comme ça vous plaît. Chacun sa méthode, pas vrai ? dit Irène en versant le café chaud. Il me manque deux cuillères, ajouta-t-elle avec contrariété. Chaque fois quand votre collègue est passée. Ce n'est pas grave, j'en ai d'autres. Elle est très sympathique mais en attendant, il me manque deux cuillères.
— Elle est un peu kleptomane, Irène, vous me suivez ? Un petit souvenir, partout où elle passe. Je lui ferai rendre gorge. J'en ai l'habitude.
— Je ne dis pas non. Parce que c'est une collection de douze, avec chacune un manche en plastique de couleur différente. Alors bien sûr, ça dépare maintenant.
— Promis, je vous les posterai.
— C'est gentil.
— Je ne vais pas être gentil, Irène, aujourd'hui.
— Ah bon ? C'est dommage, ça. Ben allez-y. Il est comment ce café ?
— Excellent.
Adamsberg secoua la boule et regarda la neige tomber sur le vaisseau de Rochefort. Le froid glacial sur la Trinidad. Veyrenc demeurait silencieux.
— Vous non plus, dit Irène avec un signe de menton en direction de Veyrenc, vous n'avez pas l'air dans votre assiette.
— Il a mal au crâne, dit Adamsberg.
— Vous voulez un cachet ?
— Il en a déjà pris deux. Quand il a la migraine, il ne peut plus dire un mot.
— Vous verrez, dit Irène, ça passe avec l'âge. C'est avec quoi que vous allez m'embêter, Jean-Bapt ?
— Avec ceci, Irène, dit Adamsberg en ouvrant son sac. Ne parlez qu'après, je vous en prie. C'est déjà assez difficile comme cela.
Adamsberg commença d'étaler en ligne sur la table les photos des neuf blaps de La Miséricorde et de Claude Landrieu, à dix-huit ans. Dans l'ordre chronologique de leur mort. En dessous, il répartit les photos des mêmes hommes, mais quarante ou soixante ans plus tard.
— On dirait que vous faites une réussite, commenta Irène. Avec des cartes à jouer.
— Tous morts, dit-il.
— C'est ce que j'ai dit. Pour le tueur, c'est une réussite.
— Totale. Depuis celui-ci, César Missoli, décédé en 1996, jusqu'à ces deux-là, Torrailles et Lambertin, morts mardi dernier. Les quatre premiers par balle et pseudo-accidents, de 1996 à 2002. Les six autres par dose excessive de venin de recluse au cours du mois dernier.
Tranquillement, Irène proposa une nouvelle tournée de café.
— C'est excellent pour le mal au crâne, dit-elle, c'est prouvé.
— Merci, dit Veyrenc en tendant sa tasse.
Puis elle resservit Adamsberg, enfin elle-même, dans l'ordre de la courtoisie.
— Après 2002, reprit Adamsberg, il y a un blanc de quatorze années. On peut supposer que l'assassin emploie tout ce temps à mettre au point une nouvelle technique meurtrière, très complexe mais qui lui correspond infiniment mieux : avec du venin de recluse.
— Bien possible, dit Irène, intéressée.
— Et ce n'est pas à la portée du premier venu. C'est un travail aussi long qu'inventif. Mais le tueur y parvient, et exécute six hommes à la suite. Vous me suivez ?
— Mais oui.
— Et pourquoi choisir la recluse, Irène ? Pourquoi choisir le moyen le plus compliqué qui puisse s'imaginer ?
Irène attendit la réponse, fixant le commissaire dans les yeux.
— Les pourquoi, c'est votre boulot, dit-elle.
— Parce que seule une recluse, une authentique recluse, peut devenir recluse à son tour et tuer avec son venin. Parce que cela, Irène, dit Adamsberg en sortant un paquet enveloppé de papier bulle, qu'il s'appliqua à ouvrir avec précaution et respect. Cela, répéta-t-il en déposant sur la table l'assiette blanche à fleurs bleues, recollée par ses soins.
Irène eut un mince sourire.
— C'est son assiette, reprit-il aussitôt, pour éviter à Irène d'avoir à parler. Celle dans laquelle elle a mangé pendant cinq ans, ce qu'elle pouvait, ce qu'on lui donnait, par la lucarne haute, la fenestrelle de l'ancien pigeonnier muré, dans le Pré d'Albret. J'en ai fait effectuer la fouille, puis remettre la terre en place. J'y ai replacé les cinquante-huit roses, là même où elle les rangeait, mois après mois, le long du mur.
Veyrenc avait baissé la tête, mais non pas Irène, dont le regard passait de l'assiette au visage du commissaire.