Adamsberg fouilla de nouveau dans son sac et posa sur la table deux photos de presse de 1967, celle où l'on voyait la sortie de la mère et de ses deux filles, une autre où Enzo serrait ses sœurs dans ses bras couverts de sang.
— Elles, dit-il. L'aînée ici, Bernadette Seguin, et sa sœur cadette à ses côtés, Annette, violée pendant douze ans par les blaps de La Miséricorde. Où le père était surveillant. Et puis, continua Adamsberg dans le silence, elles changent de nom, on perd leurs traces. Inaptes à la vie après tant de souffrances, on les place en hôpital psychiatrique. Où elles demeurent quelques années. De 1967 à je ne sais quelle date.
— 1980, pour la cadette, dit paisiblement Irène.
— Mais Bernadette s'emmure dans l'ancien pigeonnier qu'elle transforme en reclusoir. Elle y tient sa croix, elle y lit sa Bible. Elle en est expulsée cinq ans plus tard. Retourne à l'HP, et cette fois elle s'adapte, elle apprend, elle lit. Elle revoit sa sœur, prostrée et incapable de vivre sans les soins d'Enzo. Mais rien n'y fait, elle dépérit. Bernadette envoie aux orties la religion, qui ne leur a appris qu'à plier et obéir. Sa mission se forme, irrévocable : seule, elle libérera sa sœur de ceux qui l'ont détruite. Pas tout à fait seule tout de même. Enzo lui a confié les noms des blaps.
— Enzo est un malin.
— Vous l'êtes tous deux. C'est ainsi qu'il a su que neuf d'entre eux étaient de La Miséricorde.
— Où mon père…
Irène s'interrompit et cracha au sol, sur son dallage immaculé.
— Désolée, excusez-moi, c'est un vœu. Chaque fois que je dois dire « mon père », je dois cracher au sol pour que ce mot ne reste pas dans ma bouche. Excusez-moi.
— Faites, Irène.
— … les recrutait.
— Dans la Bande des recluses. Enzo s'était mis en chasse, il avait fini par tout savoir, recluses comprises, sur ces blaps immondes.
— Il est bien ce mot, « blaps ». Vous vous rendez compte ? Enfourner une recluse dans le froc d'un gamin de quatre ans ? Ça en dit long sur les chemins de l'enfer, pas vrai commissaire ? Une fois ces serpents entrés dans le grenier d'Annette, mon père…
Nouveau crachat.
— … gardait la porte. Et il regardait.
— Mais Enzo avait la liste. Vous pouviez redonner vie à Annette.
— Attention, commissaire, n'allez pas l'emmerder. Elle n'y est pour rien. Mais déjà, quand les quatre premiers ont crevé d'accident, elle en a ressenti du bienfait. Ni Enzo, n'allez pas l'emmerder. Il n'a fait que me donner les noms, précisa-t-elle avec un sourire.
— Il savait ce que vous alliez en faire.
— Non.
— Et il a vu ce que vous en faisiez.
— Après les quatre accidents, enchaîna Irène sans répondre, j'ai pris du temps. J'aurais pu la sauver beaucoup plus vite. Mais faire pénétrer le venin de la recluse dans leur sang, désagréger leurs corps, ça m'a paru si désirable que j'ai dû faire comme cela. Je l'ai dû, commissaire. J'ai promis à Annette qu'ils seraient tous morts dans dix ans. Ça la tiendrait debout, je me suis dit. Vous ne pouvez rien contre elle, ni contre Enzo. Je me suis renseignée, commissaire.
— Qui ne dénonce pas un crime qui va avoir lieu va en taule. Sauf si cette personne a un lien familial direct avec l'assassin. S'il s'agit d'une sœur, ou d'un frère, on ne peut pas y toucher.
— Voilà, dit Irène en souriant. Aujourd'hui, cela fait huit jours qu'Annette est libre. Encore plus quand j'aurai écrit le livre qui dira leurs noms. Enzo m'a dit qu'hier soir elle a pris un repas quasi complet. Il voulait qu'elle boive du champagne, et elle refusait. Mais au bout du compte, elle en a avalé deux tiers de coupe. Et elle a presque ri. Ri, commissaire. Un jour elle pourra sortir, elle pourra parler. Conduire peut-être, même.
— En position antalgique.
— Pensez, commissaire, je n'ai pas plus d'arthrose que vous ou moi. Mais il me fallait bien justifier tant de voyages. Je les ai commencés bien avant d'éliminer la vermine, pour qu'ils paraissent toujours naturels, habituels, hein ? J'en ai fait beaucoup d'inutiles, sauf pour ramasser des boules à neige, je dois dire. Et là-dedans, je mélangeais les vrais voyages, comme celui de Bourges, d'où je vous ai appelé. Bien sûr que je n'étais pas à Bourges, je revenais de Saint-Porchaire.
— Avec votre fusil hypodermique.
— Un très bon modèle. Ça se commande sur internet d'un clic. Pratique comme tout.
— C'est Enzo qui s'en est chargé.
— Enzo n'a rien fait.
On entendit du bruit à l'étage. Louise se réveillait.
— Une minute, commissaire, je vais la faire rentrer dans son trou. On ne peut jamais être tranquille.
Irène grimpa lestement et sans canne la moitié de la volée d'escalier et cria :
— Ne descends pas, ma Louise ! Je suis avec deux hommes !
— Et voilà, dit-elle en se rasseyant, pendant qu'on entendait la porte de la chambre de Louise se refermer. Simple comme bonjour. La pauvre, ne le répétez pas, mais on l'a violée à trente-huit ans.
— Nicolas Carnot, je sais. Qui connaissait Claude Landrieu. Qui connaissait la Bande des recluses.
— C'est pour cela que vous l'avez soupçonnée.
— Vous avez compris cela, Irène.
— Ce n'était pas très difficile.
— À cause de son nom aussi : Chevrier. J'ai pensé qu'elle l'avait choisi à cause de la petite chèvre du père Seguin.
— Vous avez le droit de cracher par terre, puisque vous avez prononcé le mot.
Adamsberg s'exécuta.
— C'est pour nous éloigner d'elle que vous avez laissé des cheveux dans le cagibi de chez Torrailles ?
— Et pour vous envoyer dans le décor. Désolée, commissaire, je vous aime bien, vrai de vrai, mais à la guerre comme à la guerre.
— Ce que je n'ai jamais résolu, c'est la question du venin. Comment en obtenir autant ? D'accord, vous avez eu quatorze ans pour le faire. Mais comment ? Trouver des recluses ? Les faire cracher ?
— Faut être fortiche, hein ?
— Très, dit Adamsberg en souriant. Et pour imaginer l'astuce du fil de nylon aussi. Dites-moi, vous avez bien chargé un fusil de 13 avec des seringues de 11 ? En les enrobant ?
— Ben oui, sinon cela aurait coincé. Enrobées avec du ruban adhésif, et passées à l'huile. On se débrouille. C'est comme pour les recluses. Figurez-vous que j'en ai eu, en tout, en comptant les mortes, jusqu'à cinq cent soixante-cinq.
— Et comment ? répéta Adamsberg.
— Au début, en les aspirant dans leurs trous. Entre le bûcher, la cave, le grenier, le garage, j'avais de quoi faire, croyez-moi. Après quoi j'ouvrais le sac de l'aspirateur et je les récupérais à la pince pour les mettre dans les terrariums. Je dis les terrariums parce que si vous les mettez toutes ensemble, elles font quoi ? Elles se bouffent. Parce qu'elles voient quoi dans l'autre ? Un truc à manger. Pas plus sorcier que ça. J'ai eu jusqu'à soixante-trois terrariums. Je ne peux pas vous les montrer, je les ai tous foutus, pardon, excusez-moi, envoyés à la déchetterie. Terrarium, c'est un grand mot. C'étaient tout bêtement des boîtes en verre, avec un couvercle et des trous dedans, de la terre au fond, des bouts de bois pour qu'elles puissent se cacher et fourrer les cocons là-dedans, et des insectes morts, des grillons, des mouches, pour les nourrir. À la période d'accouplement, je collais un mâle à chaque femelle et allons-y. Ensuite je récupérais les cocons et j'attendais les naissances. Là encore, je mettais les nouveau-nés en terrariums isolés, sinon ils se mangent entre eux. Et je vous dis une chose, commissaire : attraper un petit d'araignée sans le blesser, ça demande de l'entraînement. Ce que j'ai fait, tout bonnement, ça s'appelle de l'élevage.