Cinq cents chevaliers, pas moins, qui devaient jurer sur les Saintes Écritures de ne jamais reculer d’un pied en bataille, ni jamais se rendre. Tant de sublime se devait d’être signalé par de visibles marques. Jean II ne lésina point sur l’ostentation; et son Trésor, qui n’était déjà pas bien haut, se mit à fuir comme tonneau percé. Pour loger l’Ordre, il fit aménager la maison de Saint-Ouen, qu’on n’appela plus que la Noble Maison, tout emplie de meubles superbes, sculptés et ajourés, engravés d’ivoire et autres matières précieuses. Je n’ai point vu la Noble Maison, mais on me l’a dépeinte. Les murs y sont, ou plutôt y étaient, tendus de toiles d’or et d’argent, ou bien de velours semé d’étoiles et de fleurs de lis d’or. À tous les chevaliers, le roi fit faire une cotte de soie blanche, un surcot mi partie blanc et vermeil, un chaperon vermeil orné d’un fermail d’or en forme d’étoile. Ils reçurent encore une bannière blanche brodée d’étoiles, et chacun aussi un riche anneau d’or et d’émail, pour montrer qu’ils étaient tous comme mariés au roi… ce qui portait à sourire. Cinq cents fermails, cinq cents bannières, cinq cents anneaux; calculez la dépense! Il paraît que le roi dessina et discuta chaque pièce de ce glorieux attirail. Il y croyait ferme, à son Ordre de l’Étoile! Avec de si mauvais astres que les siens, il eût été mieux avisé de choisir un autre emblème.
Une fois l’an, selon la règle qu’il avait dictée, tous les chevaliers devaient se réunir en un grand festin où chacun donnerait récit de ses aventures héroïques, et des prouesses d’armes par lui accomplies dans l’année; deux clercs en tiendraient registre et chronique. La Table Ronde allait revivre, et le roi Jean dépasser en renommée le roi Arthur de Bretagne! Il édifiait de grands et vagues projets. On se mit à reparler de croisade…
La première assemblée de l’Étoile, convoquée pour le jour des Rois de 1352, fut passablement décevante. Les futurs preux n’avaient pas grands exploits à conter. Le temps leur avait manqué. Les janissaires fendus en deux, du casque à l’arçon de la selle, et les pucelles délivrées des geôles barbaresques, ce serait l’affaire d’une autre année. Les deux clercs commis à la chronique de l’Ordre n’eurent point à user beaucoup d’encre, à moins que saoulerie ne comptât pour exploit. Car la Noble Maison fut le lieu de la plus grosse beuverie qu’on eût vue en France depuis Dagobert. Les chevaliers blanc et vermeil s’engagèrent si fort au festin qu’avant l’entremets, criant, chantant, hurlant, ivres à rouler, ne quittant la table que pour courir pisser ou dégorger, revenant piquer aux plats, se lançant d’ardents défis à qui viderait le plus de hanaps, ils méritaient tout seulement d’être armés chevaliers de la ripaille. La belle vaisselle d’or, ouvragée pour eux, fut froissée ou brisée; ils se la jetaient par-dessus les tables, comme des gamins, ou bien l’écrasaient de leurs poings. Des beaux meubles ajourés et incrustés, il ne resta que débris. L’ivresse dut faire croire à certains qu’ils étaient déjà en guerre, car ils s’employèrent céans à faire butin. Ainsi les draps d’or et d’argent qui pendaient au mur furent volés.
Or, ce jour même fut celui où les Anglais se saisirent de la citadelle de Guines, livrée par belle trahison, tandis que le capitaine qui commandait cette place festoyait à Saint-Ouen.
Le roi, de tout cela, eut gros dépit et commença de se complaire dans l’idée que ses plus valeureuses entreprises, par quelque sort funeste, étaient vouées à l’échec.
Peu de temps après survint le premier combat auquel des chevaliers de l’Étoile eurent à prendre part, non point dans un Orient fantastique, mais au coin d’un bois de Basse-Bretagne. Quinze d’entre eux, voulant prouver qu’ils étaient capables d’autres hauts faits que ceux du pichet, respectèrent leur serment de ne jamais reculer ni retraiter; et plutôt que de se dégager à temps, comme gens sensés l’eussent fait, ils s’offrirent à être encerclés par un adversaire dont le nombre ne leur laissait nulle chance, même petite. Aucun ne revint pour conter cette prouesse. Mais les parents des chevaliers morts ne se privèrent point de dire que le nouveau roi avait l’esprit bien faussé pour imposer à ses bannerets un serment aussi fol, et que si tous devaient le tenir, il se retrouverait bientôt seul à son assemblée…
Ah! voici ma litière… Vous préférez chevaucher à présent?… Moi, je crois que je vais dormir un petit afin de me trouver frais à l’arrivée… Mais vous comprenez, Archambaud, pourquoi l’Ordre de l’Étoile n’a pas eu grande suite, et qu’on en parle de moins en moins, d’année en année.
VI
LES DÉBUTS DE CE ROI QU’ON APPELLE LE MAUVAIS
Avez-vous noté, mon neveu, que partout où nous nous arrêtons, à Limoges aussi bien qu’à Nontron ou ailleurs, chacun nous demande nouvelles du roi de Navarre, comme si le sort du royaume dépendait de ce prince? L’étrange situation, en vérité, que celle où nous sommes. Le roi de Navarre est prisonnier, dans un château d’Artois, de son cousin le roi de France. Le roi de France est prisonnier, dans un hôtel de Bordeaux, de son cousin le prince héritier d’Angleterre. Le Dauphin, héritier de France, se débat dans le palais de Paris, entre ses bourgeois agités et ses États généraux remontrants. Or, c’est du roi de Navarre que tout le monde paraît s’inquiéter. Vous avez entendu l’évêque lui-même: «On disait le Dauphin fort ami de Monseigneur de Navarre. Ne va-t-il pas le libérer?» Dieu Saint! J’espère bien que non. Il a été fort avisé, ce jeune homme, de n’en rien faire jusqu’à présent. Et je m’inquiète de cette tentative d’évasion que des chevaliers du clan navarrais auraient montée pour délivrer leur chef. Elle a échoué; il faut nous en féliciter. Mais tout porte à croire qu’ils voudront recommencer.
Oui, oui, j’ai appris bien des choses pendant notre arrêt à Limoges. Et je me dispose, dès notre arrivée ce soir à La Péruse, d’en écrire au pape.
Si c’était une grosse sottise de la part du roi Jean d’enfermer Monsieur de Navarre, c’en serait une égale aujourd’hui, pour le Dauphin, de le relâcher. Je ne connais pas de plus grand brouilleur que ce Charles qu’on appelle le Mauvais; et ils se sont bien donné la main, à travers leur querelle, le roi Jean et lui, pour jeter la France dans son malheur présent. Vous savez d’où lui vient son surnom? Des tout premiers mois de son règne. Il n’a point perdu de temps pour le gagner.
Sa mère, la fille de Louis Hutin, mourut, comme je vous le contais l’autre jour, durant l’automne de 49. Dans l’été de 1350, il alla se faire couronner en sa capitale de Pampelune, où jamais depuis sa naissance, à Évreux, dix-huit ans plus tôt, il n’avait mis les pieds. Voulant se faire connaître, il parcourut ses États, ce qui ne demandait point de longues courses; puis il alla visiter ses voisins et parents, son beau-frère, le comte de Foix et de Béarn, celui qui se fait appeler Phœbus, et son autre beau-frère, le roi d’Aragon, Pierre le Cérémonieux, et également le roi de Castille.
Or, un jour qu’il était de retour à Pampelune et qu’il y passait un pont, à cheval, il rencontra une délégation de nobles navarrais qui venaient à lui, pour lui porter leurs doléances, parce qu’il avait laissé violer leurs droits et privilèges. Comme il refusait de les entendre, les autres s’échauffèrent un peu; il fit alors saisir par ses soldats ceux qui criaient au plus près de lui, et ordonna qu’on les pendît dans l’instant aux arbres voisins, disant qu’il faut être prompt à punir si l’on veut être respecté.
J’ai remarqué que les princes trop hâtifs au châtiment capital obéissent souvent à des mouvements de peur. Ce Charles n’y fait pas exception, car je le crois plus courageux de paroles que de corps. C’est cette brutale pendaison, dont la Navarre fut endeuillée, qui lui valut d’être bientôt appelé par ses sujets el malo, le Mauvais. Il ne tarda pas, d’ailleurs, à s’éloigner de son royaume, dont il laissa le gouvernement à son plus jeune frère, Louis, qui n’avait alors que quinze ans, lui-même préférant revenir s’agiter à la cour de France en compagnie de son autre frère, Philippe.