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Alors, me direz-vous, comment le parti navarrais peut-il être tellement nombreux et puissant si, en Navarre même, une part de la noblesse est opposée à son roi? Eh! mon neveu, c’est que ce parti est surtout composé des chevaliers normands du comté d’Évreux. Et ce qui rend Charles de Navarre si dangereux pour la couronne de France, plus encore que ses possessions au midi du royaume, ce sont celles qu’il tient, ou qu’il tenait, dans la proximité de Paris, telles les seigneuries de Mantes, Pacy, Meulan, ou Nonancourt, qui commandent les accès à la capitale pour tout le quart ouest du pays.

Cela, le roi Jean le comprit assez bien, ou on le lui fit comprendre; et il donna, pour une rare fois, preuve de bon sens en s’efforçant à l’entente et à l’arrangement avec son cousin de Navarre. Par quel lien pouvait-il se l’attacher le mieux? Par un mariage. Et quel mariage pouvait-on lui offrir qui le liât à la couronne aussi étroitement que l’union qui avait, pendant six mois, fait de sa sœur Blanche la reine de France? Eh bien, le mariage avec l’aînée des filles du roi lui-même, la petite Jeanne de Valois. Elle n’avait que huit ans, mais c’était un parti qui valait bien d’attendre pour consommer. D’ailleurs Charles de Navarre ne manquait pas de galante compagnie pour seconder sa patience. Entre autres, on sait une certaine demoiselle Gracieuse… oui, c’est son nom, ou celui qu’elle avoue… La petite Jeanne de Valois, elle, était déjà veuve, puisqu’on l’avait une première fois mariée, à l’âge de trois ans, avec un parent de sa mère que Dieu n’avait pas tardé à reprendre.

En Avignon, nous fûmes favorables à ces accordailles qui nous semblaient devoir assurer la paix. Car le contrat réglait toutes affaires pendantes entres ces deux branches de la famille de France, à commencer par celle du comté d’Angoulême depuis si longtemps promis à la mère de Charles, en échange de son renoncement à la Brie et à la Champagne, puis rééchangé contre Pontoise et Beaumont, mais sans qu’il y ait eu exécution. Cette fois, on revenait à l’accord premier; Navarre recevrait l’Angoumois ainsi que plusieurs grosses places et châtellenies qui constituaient la dot. Le roi Jean prenait grand air d’autorité pour charger de bienfaits son futur beau-fils. «Vous aurez ceci, je le veux; je vous donne cela, j’en ai dit…»

Navarre faisait plaisanterie, devant ses familiers, de ses liens nouveaux avec le roi Jean. «Nous étions cousins par naissance; nous fûmes sur le point d’être beaux-frères; mais son père ayant épousé ma sœur, je me suis trouvé son oncle; et voici qu’à présent, je vais devenir son gendre.» Mais tandis qu’on négociait le contrat, il s’entendait fort bien à grossir son lot. À lui-même il n’était point demandé d’apport, seulement une avance d’argent: cent mille écus dont le roi Jean était endetté auprès des marchands de Paris, et que Charles aurait la bonne grâce de rembourser. Il n’avait point, lui non plus, la liquidité de la somme; on la lui trouva chez les banquiers de Flandre auxquels il consentit à remettre en gage une partie de ses bijoux. C’était chose plus aisée pour le gendre du roi que pour le roi lui-même…

Ce fut à cette occasion, je m’en avise, que Navarre dut s’aboucher avec le prévôt Marcel… dont il faut également que j’écrive au pape, car les agissements présents de cet homme-là ne sont point sans m’inquiéter. Mais c’est une autre affaire…

Les cent mille écus furent reconnus à Navarre dans le contrat de mariage; ils devaient lui être versés par fractions, promptement. En outre, il fut fait chevalier de l’Étoile, et on lui laissa même espérer la charge de connétable, bien qu’il n’eût pas vingt ans accomplis. Le mariage fut célébré avec grand éclat et grande liesse.

Or, la belle amitié que se montraient le beau-père et le gendre fut bientôt brouillée. Qui la brouilla? L’autre Charles, Monsieur d’Espagne, le beau La Cerda, jaloux forcément de la faveur qui environnait Navarre, et inquiet d’en voir l’astre monter si haut dans le ciel de la cour. Charles de Navarre a ce travers commun à beaucoup de jeunes hommes… et dont je vous engage à vous défendre, Archambaud… qui est de parler trop quand la fortune leur sourit, et de ne point résister à faire de méchants mots. La Cerda ne manqua pas de rapporter au roi Jean les traits de son beau-fils, en les assaisonnant de sa sauce. «Il vous brocarde, mon cher Sire; il se croit toutes paroles permises. Vous ne pouvez tolérer ces atteintes à votre majesté; et si vous les tolérez, moi, pour l’amour de vous, je ne les puis supporter.» Et d’instiller poison dans la tête du roi, jour après jour. Navarre avait dit ci, Navarre avait fait ça; Navarre se rapprochait trop du Dauphin; Navarre intriguait avec tel officier du Grand Conseil. Il n’y a pas d’homme plus prompt que le roi Jean à entrer dans une mauvaise idée sur le compte d’autrui; ni plus renâclant à en sortir. Il est tout ensemble crédule et buté. Rien n’est plus aisé que de lui inventer des ennemis.

Bientôt la lieutenance générale en Languedoc, dont Charles de Navarre avait été gratifié, lui fut retirée. Au profit de qui? De Charles d’Espagne. Puis la charge de connétable, vacante depuis la décapitation de Raoul de Brienne, fut enfin attribuée, mais pas à Charles de Navarre, à Charles d’Espagne. Des cent mille écus qui devaient lui être remboursés, Navarre ne vit pas le premier, cependant que présents et bénéfices ruisselaient sur l’ami du roi. Enfin, enfin, le comté d’Angoulême, au mépris de tous les accords, fut donné à Monsieur d’Espagne, Navarre devant se contenter de nouveau d’une vague promesse d’échange.

Alors, entre Charles le Mauvais et Charles d’Espagne, ce fut d’abord le froid, puis la détestation, et bientôt la haine ouverte et avouée. Monsieur d’Espagne avait beau jeu de dire au roi: «Voyez comme j’étais dans le vrai, mon cher Sire! Votre gendre, dont j’avais percé les mauvais desseins, s’insurge contre vos volontés. Il s’en prend à moi, parce qu’il voit que je vous sers trop bien.»

D’autres fois, il feignait de vouloir s’exiler de la cour, lui qui était au sommet de la faveur, si les frères Navarre continuaient de médire de lui. Il parlait comme une maîtresse: «Je m’en irai dans quelque lieu désert, hors de votre royaume, pour y vivre du souvenir de l’amour que vous m’avez montré. Ou pour y mourir! Car loin de vous, l’âme me quittera le corps.» On lui vit verser des larmes, à cet étrange connétable!

Et comme le roi Jean avait la tête tout envahie de l’Espagnol, et qu’il ne voyait rien que par ses yeux, il mit beaucoup d’opiniâtreté à se faire un irréductible ennemi du cousin qu’il avait choisi pour gendre afin de s’assurer un allié.

Je vous l’ai dit: plus sot que ce roi-là on ne peut trouver, ni plus nuisible à soi-même… ce qui ne serait encore que de petit dommage s’il n’était du même coup si nuisible à son royaume.

La cour ne bruissait plus que de cette querelle. La reine, bien délaissée, se rencognait avec Madame d’Espagne… car il était marié, le connétable, un mariage de façade, avec une cousine du roi, Madame de Blois.

Les conseillers du roi, bien qu’ils fissent tous également mine d’aduler leur maître, étaient fort partagés, selon qu’ils pensaient bon de lier leur fortune à celle du connétable ou à celle du gendre. Et les luttes feutrées qui les opposaient étaient d’autant plus âpres que ce roi, qui voudrait faire paraître qu’il est seul à trancher de tout, a toujours abandonné à son entourage le soin des plus graves affaires.