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Voyez-vous, mon cher neveu, on intrigue autour de tous les rois. Mais on ne conspire, on ne complote qu’autour des rois faibles, ou de ceux qu’un vice, ou encore les atteintes de la maladie, affaiblissent. J’aurais voulu voir qu’on conspirât autour de Philippe le Bel! Personne n’y songeait, personne n’aurait osé. Ce qui ne veut point dire que les rois forts sont à l’abri des complots; mais alors, il y faut de vrais traîtres. Tandis qu’auprès des princes faibles, il devient naturel aux honnêtes gens eux-mêmes d’être comploteurs.

Un jour d’avant la Noël de 1354, en un hôtel de Paris, il s’échangea de si grosses paroles et insultes entre Charles d’Espagne et Philippe de Navarre que ce dernier tira sa dague et fut tout près, si on ne l’avait entouré, d’en frapper le connétable! Ce dernier feignit de rire, et cria au jeune Navarre qu’il se fût montré moins menaçant s’il n’y avait eu tant de gens autour d’eux pour le retenir. Philippe n’est point aussi fin, mais il est plus enflammé au combat que son frère aîné. On ne le retira de la salle qu’il n’ait proféré qu’il tirerait prompte vengeance de l’ennemi de sa famille, et lui ferait ravaler son outrage. Ce qu’il accomplit, à deux semaines de là, dans la nuit de la fête des rois mages.

Monsieur d’Espagne allait visiter sa cousine, la comtesse d’Alençon. Il s’arrêta pour coucher à Laigle, dans une auberge dont le nom ne se laisse point oublier, l’auberge de la Truie-qui-file. Trop sûr du respect qu’inspiraient, pensait-il, sa charge et l’amitié du roi, il croyait n’avoir point de danger à craindre quand il cheminait par le royaume, et il n’avait pris avec lui que petite escorte. Or, le bourg de Laigle est sis dans le comté d’Évreux, à peu de lieues de cette ville où les frères d’Évreux-Navarre séjournaient en leur gros château. Avertis du passage du connétable, ils apprêtèrent à celui-ci une belle embûche.

Vers la minuit, vingt chevaliers normands, tous rudes seigneurs, le sire de Graville, le sire de Clères, le sire de Mainemares, le sire de Morbecque, le chevalier d’Aunay… eh oui! le descendant d’un des galants de la tour de Nesle; il n’était point surprenant qu’on le retrouvât dans le parti Navarre… enfin, vous dis-je, une bonne vingtaine dont les noms sont connus, puisque le roi, à son malgré, dut leur donner par la suite des lettres de rémission… surgirent dans le bourg, sous la conduite de Philippe de Navarre, firent voler les portes de la Truie-qui-file, et se ruèrent au logement du connétable.

Le roi de Navarre n’était pas avec eux. Pour le cas où l’affaire aurait mal tourné, il avait choisi d’attendre à la lisière de la ville, auprès d’une grange, en compagnie des gardes-chevaux. Oh! je le vois, mon Charles le Mauvais, petit, vivace, entortillé dans son manteau comme une fumée d’enfer, et sautant de long en large sur la terre gelée, pareil au diable qui ne touche pas le sol. Il attend. Il regarde le ciel d’hiver. Le froid lui pince les doigts. Il a l’âme tordue à la fois de crainte et de haine. Il prête l’oreille. Il reprend son piétinement inquiet.

Survient alors Jean de Fricamps, dit Friquet, le gouverneur de Caen, son conseiller et son plus zélé monteur de machines, qui lui dit, tout hors d’haleine: «C’est chose faite, Monseigneur!»

Et puis Graville, Mainemares, Morbecque apparaissent, et Philippe de Navarre lui-même, et tous les conjurés. Là-bas, à l’auberge, le beau Charles d’Espagne, qu’ils ont tiré de dessous son lit où il avait pris refuge, est bien trépassé. Ils l’ont vilainement appareillé, à travers sa robe de nuit. On lui comptera quatre-vingts plaies au corps, quatre-vingts coups de lame. Chacun a voulu y plonger quatre fois son épée… Voilà, messire mon neveu, comment le roi Jean perdit son bon ami, et comment Monseigneur de Navarre entra en rébellion…

À présent, je vais vous prier de céder votre place à dom Francesco Calvo, mon secrétaire papal, avec lequel je veux m’entretenir avant que nous ne parvenions à l’étape.

VII

LES NOUVELLES DE PARIS

Comme je vais être, dom Calvo, fort affairé en arrivant à La Péruse, pour inspecter l’abbaye et voir si elle a été fort ravagée par les Anglais que je doive, pendant un an, exempter les moines, ainsi qu’ils me le demandent, de me verser mes bénéfices de prieur, je veux vous dire céans les choses à figurer dans ma lettre au Saint-Père. Je vous saurai gré de me préparer cette lettre dès que nous serons là-bas, avec toutes les belles tournures que vous avez coutume d’y mettre.

Il faut faire connaître au Saint-Père les nouvelles de Paris qui me sont parvenues à Limoges, et qui ne laissent pas de m’inquiéter.

En lieu premier, les agissements du prévôt des marchands de Paris, maître Étienne Marcel. J’apprends que ce prévôt fait depuis un mois construire fortifications et creuser fossés autour de la ville, au-delà des enceintes anciennes, comme s’il se préparait à soutenir un siège. Or, au point où nous en sommes des palabres de paix, les Anglais ne montrent point d’intention de faire peser menace sur Paris, et l’on ne comprend guère cette hâte à se fortifier. Mais outre cela, le prévôt a organisé ses bourgeois en corps de ville, qu’il arme et exerce, avec quarteniers, cinquanteniers et dizainiers pour assurer les commandements, tout à fait à l’image des milices de Flandre qui gouvernent elles-mêmes leurs cités; il a imposé à Monseigneur le Dauphin, lieutenant du roi, d’agréer à la constitution de cette milice, et, de surcroît, alors que toutes taxes et tailles royales sont objet général de doléances et refus, il a, lui prévôt, afin d’équiper ses hommes, établi un impôt sur les boissons qu’il perçoit directement.

Ce maître Marcel qui naguère s’est bien enrichi à la fourniture du roi, mais qui a perdu depuis quatre ans cette fourniture et en a conçu un gros dépit, semble depuis le malheur de Poitiers vouloir se mêler de toutes choses au royaume. On aperçoit mal ses desseins, sauf celui de se rendre important; mais il ne va guère dans le chemin de l’apaisement que souhaite notre Saint-Père. Aussi, mon pieux devoir est de conseiller au pape, s’il lui parvenait quelque demande de ce côté-là, de se montrer fort sourcilleux, et de ne donner aucun appui, ni même apparence d’appui, au prévôt de Paris et à ses entreprises.

Vous m’avez déjà compris, dom Calvo. Le cardinal Capocci est à Paris. Il pourrait bien, irréfléchi comme il l’est et ne manquant point une bévue, se croire très fort en nouant intrigue avec ce prévôt… Non, rien de précis ne m’a été rapporté; mais mon nez me fait sentir une de ces voies torses dans lesquelles mon colégat ne manque jamais de s’engager…

En lieu second, je veux inviter le souverain pontife à se faire instruire par le menu des États généraux de la Langue d’oïl qui se sont clos à Paris au début de ce mois, et à porter la lumière de sa sainte attention sur les étrangetés qu’on y a vu se produire.

Le roi Jean avait promis de convoquer ces États au mois de décembre; mais dans le grand émoi, désordre et accablement où s’est trouvé le royaume en conséquence de la défaite de Poitiers, le Dauphin Charles a cru sagement agir en avançant dès octobre la réunion. En vérité, il n’avait guère d’autre choix à faire pour affermir l’autorité qui lui échéait en cette malencontre, jeune comme il est, avec une armée toute dessoudée par les revers, et un Trésor en extrême pénurie.

Mais les huit cents députés de la Langue d’oïl, dont quatre cents bourgeois, ne délibérèrent pas du tout des points sur lesquels ils étaient invités à le faire.