L’Église a longue expérience des conciles qui échappent à ceux qui les ont assemblés. Je veux dire au pape que ces États ressemblent tout exactement à un concile qui s’égare et s’arroge de régenter de tout, et se rue à la réformation désordonnée en profitant de la faiblesse du suprême pouvoir.
Au lieu de s’affairer à la délivrance du roi de France, nos gens de Paris se sont d’emblée souciés de réclamer celle du roi de Navarre, ce qui montre bien de quel bord sont ceux qui les mènent.
Outre quoi, les huit cents ont nommé une commission de quatre-vingts qui s’est mise à besogner dans le secret pour produire une longue liste de remontrances où il y a un peu de bon et beaucoup de pire. D’abord, ils demandent la destitution et la mise en jugement des principaux conseillers du roi, qu’ils accusent d’avoir dilapidé les aides, et qu’ils tiennent pour responsables de la défaite…
Sur cela, je dois dire, Calvo… ce n’est pas pour la lettre, mais je vous ouvre ma pensée… les remontrances ne sont point tout à fait injustes. Parmi les gens auxquels le roi Jean a commis le gouvernement, j’en sais qui ne valent guère, et qui même sont de francs gredins. Il est naturel qu’on s’enrichisse dans les hautes charges, sinon personne n’en voudrait prendre la peine et les risques. Mais il faut se garder de franchir les limites de la déshonnêteté, et ne pas faire ses affaires aux dépens de l’intérêt public. Et puis surtout, il faut être capable. Or le roi Jean, étant peu capable lui-même, choisit volontiers des gens qui ne le sont point.
Mais à partir de là, les députés se sont mis à requérir choses abusives. Ils exigent que le roi, ou pour le présent son lieutenant le Dauphin, ne gouverne plus que par conseillers désignés par les trois États, quatre prélats, douze chevaliers, douze bourgeois. Ce Conseil aurait puissance de tout faire et ordonner, comme le roi le faisait avant, nommerait à tous offices, pourrait réformer la Chambre des comptes et toutes compagnies du royaume, déciderait du rachat des prisonniers, et encore de bien d’autres choses. En vérité, il ne s’agit de rien moins que de dépouiller le roi des attributs de la souveraineté.
Ainsi la direction du royaume ne serait plus exercée par celui qui a été oint et sacré selon notre sainte religion; elle serait confiée à ce dit Conseil qui ne tirerait son droit que d’une assemblée bavarde, et n’opérerait que dans la dépendance de celle-ci. Quelle faiblesse et quelle confusion! Ces prétendues réformations… vous m’entendez, dom Calvo; j’insiste là-dessus, car il ne faut point que le Saint-Père puisse dire qu’il n’a pas été averti… ces prétendues réformations sont offense au bon sens, en même temps qu’elles fleurent l’hérésie.
Or, des gens d’Église, la chose est regrettable, penchent de ce côté-là, comme l’évêque de Laon, Robert Le Coq, lui aussi dans la disgrâce du roi, et pour cela tout abouché au prévôt. C’est l’un des plus véhéments.
Le Saint-Père doit bien voir que, derrière tous ces remuements, on trouve le roi de Navarre qui semble mener les choses du fond de sa prison, et qui les empirerait encore s’il les façonnait à l’air libre. Le Saint-Père, en sa grande sagesse, jugera donc qu’il lui faut se garder d’intervenir de la moindre façon pour que Charles le Mauvais, je veux dire Monseigneur de Navarre, soit relâché, ce que maintes suppliques venues de tous côtés doivent le prier de faire.
Pour ma part, usant de mes prérogatives de légat et nonce… vous m’écoutez, Calvo?… j’ai commandé à l’évêque de Limoges d’être en ma suite pour se présenter à Metz. Il me rejoindra à Bourges. Et j’ai résolu d’en faire autant de tous autres évêques sur ma route, dont les diocèses ont été pillés et désolés par les chevauchées du prince de Galles, afin qu’ils en témoignent devant l’Empereur. Je serai ainsi renforcé pour représenter combien se révèle pernicieuse l’alliance qu’ont faite le roi navarrais et celui d’Angleterre…
Mais qu’avez-vous à regarder sans cesse au-dehors, dom Calvo?… Ah! c’est le balancement de ma litière qui vous tourne l’estomac! Moi, j’y suis fort habitué, je dirais même que cela me stimule l’esprit; et je vois que mon neveu, messire de Périgord, qui me fait souvent compagnie depuis notre départ, n’en est point du tout affecté C’est vrai, vous avez la mine trouble. Bon, vous allez descendre. Mais n’oubliez rien de ce que je vous ai dit, quand vous prendrez vos plumes.
VIII
LE TRAITÉ DE MANTES
Où sommes-nous? Avons-nous passé Mortemart?… Pas encore! Eh bien, j’ai dormi un petit, ce me semble… Oh! comme le ciel s’assombrit, et comme les jours raccourcissent! Je rêvais, voyez-vous, mon neveu, je rêvais d’un prunier en fleur, un gros prunier tout blanc, tout rond, tout empli d’oiseaux, comme si chaque fleur chantait. Et le ciel était bleu, pareil au tapis de la Vierge. Une vision angélique, un vrai coin du paradis. L’étrange chose que les rêves! Avez-vous remarqué que, dans les Évangiles, il n’y a point de rêves relatés, à part celui de Joseph au début de saint Matthieu? C’est le seul. Alors que, dans l’Ancien Testament, les patriarches ont sans cesse des songes, dans le Nouveau, on ne rêve point. Je me suis souvent demandé pourquoi, sans pouvoir répondre… Cela ne vous avait pas frappé? C’est que vous n’êtes pas grand lecteur des saintes Écritures, Archambaud… Je vois là un bon sujet, pour nos savants docteurs de Paris ou d’Oxford, de disputer entre eux et de nous fournir de gros traités et discours, en un latin si épais que personne n’y entendrait plus goutte…
En tout cas, le Saint-Esprit m’a bien inspiré de faire l’écart par La Péruse. Vous avez vu ces bons frères bénédictins qui voulaient prendre avantage de la chevauchée anglaise pour ne point payer les commandes du prieur? Je leur ferai remplacer la croix d’émail et les trois calices de vermeil qu’ils se sont hâtés d’offrir aux Anglais, pour être saufs du pillage; et ils solderont leurs annuités.
Ils cherchaient tout benoîtement à se faire confondre avec les gens de l’autre rive de la Vienne, où les routiers du prince de Galles ont vraiment tout ravagé, pillé, grillé, comme nous l’avons bien vu ce matin, à Chirac ou à Saint-Maurice-des-Lions. Et surtout à l’abbaye de Lesterps où les chanoines réguliers se sont montrés vaillants. «Notre abbaye est fortifiée; nous la défendrons.» Et ils se sont battus ces chanoines, en hommes bons et braves, que l’on ne contraint pas.
Plusieurs ont péri dans l’affaire qui se sont conduits plus noblement que ne l’ont fait à Poitiers maints chevaliers de ma connaissance.
Si tous les gens de France avaient autant de cœur… Encore ont-ils trouvé moyen, ces honnêtes chanoines, dans leur couvent tout calciné, de nous offrir dîner si plantureux et si bien apprêté qu’il m’a porté au sommeil. Et avez-vous noté cet air de sainte gaieté qu’ils arboraient sur leur visage? «Nos frères ont été tués? Ils sont en paix; Dieu les a accueillis dans sa mansuétude… Il nous a laissés sur la terre? C’est pour que nous puissions y faire bonne œuvre… Notre couvent est à demi détruit? Voilà l’occasion de le refaire plus beau…»
Les bons religieux sont gais, mon neveu, sachez-le. Je me méfie des trop sévères jeûneurs, à mine longue, avec des yeux brûlants et rapprochés, comme s’ils avaient trop longtemps louché du côté de l’enfer. Ceux à qui Dieu fait le plus haut honneur qui soit en les appelant à son service ont une manière d’obligation de s’en montrer joyeux; c’est un exemple et une politesse qu’ils doivent aux autres mortels.
De même que les rois, puisque Dieu les a élevés au-dessus de tous les autres hommes, ont devoir de montrer toujours empire sur eux-mêmes. Messire Philippe le Bel qui était un parangon de vraie majesté condamnait sans qu’on lui vît de colère; et il portait le deuil sans larmes.