Выбрать главу

Dans l’occasion du meurtre de Monsieur d’Espagne, que je vous contais hier, le roi Jean fit bien apparaître, et de la plus pitoyable façon, qu’il était incapable d’imposer retenue à ses passions. La pitié n’est pas ce qu’un roi doit inspirer; mieux vaut qu’on le croie fermé à la douleur. Pendant quatre jours, le nôtre fut dans l’empêchement de prononcer un seul mot et de dire même s’il voulait manger ou boire. Il errait dans les chambres, l’œil tout rouge et noyé, ne reconnaissant personne, et s’arrêtant soudain pour sangloter. Il était vain de lui parler d’aucune affaire. L’ennemi eût-il envahi son palais qu’il se fût laissé prendre par la main. Il n’avait pas montré le quart de chagrin lorsqu’était morte la mère de ses enfants, Madame de Luxembourg, ce que le Dauphin Charles ne manqua point de relever. Ce fut même la première fois où on le vit marquer du mépris pour son père, allant jusqu’à lui dire qu’il n’était pas décent de s’abandonner ainsi. Mais le roi n’entendait rien.

Il ne sortit de son abattement que pour hurler. Hurler qu’on lui sellât céans son destrier, hurler qu’on rassemblât l’ost; hurler qu’il courait à Évreux faire justice, et que chacun aurait à trembler… Ses familiers eurent grand-peine à le ramener à la raison et à lui représenter que pour rassembler l’ost, même sans l’arrière-ban, il ne fallait pas moins d’un mois; que s’il voulait attaquer Évreux, il mettrait la Normandie en dissension; que, d’autre part, les trêves avec le roi d’Angleterre venaient à expiration, et que s’il prenait à ce dernier l’envie de profiter du désordre, le royaume pourrait se trouver en péril.

On lui remontra aussi que, peut-être, s’il avait respecté le contrat de mariage de sa fille et tenu son engagement de remettre Angoulême à Charles de Navarre, au lieu d’en faire don à son cher connétable…

Jean II ouvrait le bras et clamait: «Que suis-je donc, si je ne puis rien? Je vois bien qu’aucun de vous ne m’aime, et que j’ai perdu mon soutien.» Mais enfin, il resta en son hôtel, jurant Dieu que jamais il ne connaîtrait joie jusqu’à ce qu’il fût vengé.

Cependant, Charles le Mauvais ne demeurait pas inactif. Il écrivait au pape, il écrivait à l’Empereur, il écrivait à tous les princes chrétiens, leur expliquant qu’il n’avait pas voulu la mort de Charles d’Espagne, mais seulement s’en saisir pour les nuisances et outrages qu’il avait soufferts de lui; qu’on avait outrepassé ses ordres, mais qu’il prenait tout à son compte et couvrait ses parents, amis et serviteurs qui n’avaient été mus, dans le tumulte de Laigle, que par un trop grand zèle pour son bien.

Il se donnait ainsi, ayant monté le guet-apens comme un truand de grand chemin, les gants du chevalier.

Et surtout, il écrivait au duc de Lancastre, qui se trouvait à Malines, et au roi d’Angleterre lui-même. Nous eûmes connaissance de la teneur de ces lettres quand les choses s’embrouillèrent. Le Mauvais n’y allait pas par détours. «Si vous mandez à vos capitaines de Bretagne qu’ils soient prêts, sitôt que j’enverrai vers eux, à entrer en Normandie, je leur baillerai bonne et sûre entrée. Veuillez savoir, très cher cousin, que tous les nobles de Normandie sont avec moi à mort et à vie.» Par le meurtre de Monsieur d’Espagne, notre homme s’était mis en rébellion; à présent il progressait en trahison. Mais en même temps, il lançait sur le roi Jean les dames de Melun.

Vous ne savez pas qui l’on nomme ainsi?… Ah! voilà qu’il pleut. Il fallait s’y attendre; cette pluie menaçait depuis le départ. C’est maintenant que vous allez bénir ma litière, Archambaud, plutôt que d’avoir l’eau vous coulant dans le col, sous votre cotte hardie, et la boue vous crottant jusqu’aux reins…

Les dames de Melun? Ce sont les deux reines douairières, et puis Jeanne de Valois, la petite épouse de Charles, qui attend d’être nubile. Elles vivent toutes les trois au château de Melun, qu’on appelle pour cela le château des Trois Reines, ou encore la Cour des Veuves.

Il y a d’abord Madame Jeanne d’Évreux, la veuve du roi Charles IV et la tante de notre Mauvais. Oui, oui, elle vit toujours; elle n’est même point si vieille qu’on croit. À peine doit-elle avoir passé la cinquantaine; elle a quatre ou cinq ans de moins que moi. Il y a vingt-huit ans qu’elle est veuve, vingt-huit ans qu’elle est vêtue de blanc. Elle a partagé le trône seulement trois ans. Mais elle conserve de l’influence au royaume. C’est qu’elle est la doyenne, la dernière reine de la première race capétienne. Si, sur les trois couches qu’elle fit… trois filles, et dont une seule, la posthume, reste vivante… elle avait eu un garçon, elle eût été reine mère et régente. La dynastie a pris fin dans son sein. Quand elle dit: «Monseigneur d’Évreux, mon père… mon oncle Philippe le Bel… mon beau-frère Philippe le Long…» Chacun se tait. Elle est la survivante d’une monarchie indiscutée, et d’un temps où la France était autrement puissante et glorieuse qu’aujourd’hui. Elle est comme une caution pour la nouvelle race. Alors, il y a des choses qu’on ne fait point, parce que Madame d’Évreux les désapprouverait.

En plus, on dit autour d’elle: «C’est une sainte.» Avouons qu’il suffit de peu de chose, quand on est reine, pour être regardée comme une sainte par une petite cour désœuvrée où la louange tient lieu d’occupation. Madame Jeanne d’Évreux se lève avant le jour; elle allume elle-même sa chandelle pour ne pas déranger ses femmes. Puis elle se met à lire son livre d’heures, le plus petit du monde à ce qu’on assure, un présent de son époux qui l’avait commandé à un maître imagier, Jean Pucelle. Elle prie beaucoup et fait moult aumône. Elle a passé vingt-huit ans à répéter qu’elle n’avait point d’avenir, parce qu’elle n’avait pu enfanter un fils. Les veuves vivent d’idées fixes. Elle aurait pu peser davantage dans le royaume si elle avait eu de l’intelligence à proportion de sa vertu.

Ensuite, il y a Madame Blanche, la sœur de Charles de Navarre, la seconde femme de Philippe VI, qui n’a été reine que six mois, à peine le temps de s’habituer à porter couronne. Elle a la réputation d’être la plus belle femme du royaume. Je l’ai vue, naguère, et je ratifie volontiers ce jugement. Elle a vingt-quatre ans, à présent, et depuis six ans déjà elle se demande à quoi lui servent la blancheur de sa peau, ses yeux d’émail et son corps parfait. La nature l’eût dotée d’une moins splendide apparence, elle serait reine à présent, puisqu’elle était destinée au roi Jean! Le père ne la prit pour lui que parce qu’il fut poignardé par sa beauté.

Après qu’elle eut, en une demi-année, fait passer son époux de la couche au tombeau, elle fut demandée en mariage par le roi de Castille, don Pedro, que ses sujets ont surnommé le Cruel. Elle fit répondre, un peu vite peut-être: «Une reine de France ne se remarie point.» On l’a fort louée de cette grandeur. Mais elle se demande à présent si ce n’est pas un bien lourd sacrifice qu’elle a consenti à sa magnificence passée. Le domaine de Melun est son douaire. Elle y fait de grands embellissements, mais elle peut bien changer à Noël et à Pâques les tapis et tentures qui composent sa chambre; c’est toujours seule qu’elle y dort. Enfin, il y a l’autre Jeanne, la fille du roi Jean, dont le mariage n’a eu pour effet que de précipiter les orages. Charles de Navarre l’a confiée à sa tante et à sa sœur, jusqu’à ce qu’elle ait l’âge de la consommation du lien. Celle-là est une petite calamité, comme peut l’être une gamine de douze ans, qui se souvient d’avoir été veuve à six ans, et qui se sait déjà reine sans occuper encore la place. Elle n’a rien d’autre à faire que d’attendre de grandir, et elle attend mal, rechignant à tout ce qu’on lui commande, exigeant tout ce qu’on lui refuse, poussant à bout ses dames suivantes et leur promettant mille tortures le jour qu’elle sera pubère. Il faut que Madame d’Évreux, qui ne plaisante point sur la conduite, lui allonge souvent une gifle.