Nos trois dames entretiennent à Melun et à Meaux… Meaux est le douaire de Madame d’Évreux… une illusion de cour. Elles ont chancelier, trésorier, maître de l’hôtel. De bien hauts titres pour des fonctions fort réduites. On a surprise de trouver là nombre de gens qu’on croyait morts, tant ils sont oubliés, sauf d’eux-mêmes. Vieux serviteurs rescapés des règnes précédents, vieux confesseurs de rois défunts, secrétaires gardiens de secrets éventés, hommes qui parurent puissants un moment parce qu’ils approchaient au plus près le pouvoir, ils piétinent dans leurs souvenirs en se donnant importance d’avoir pris part à des événements qui n’en ont plus. Quand l’un d’eux commence: «Le jour où le roi m’a dit…» Il faut deviner de quel roi il s’agit, entre les six qui ont occupé le trône depuis l’orée du siècle. Et ce que le roi a dit, c’est ordinairement quelque confidence grave et mémorable, telle que: «Il fait beau temps, aujourd’hui, Gros-Pierre…»
Aussi, quand survient une affaire comme celle du roi de Navarre, c’est presque une aubaine pour la Cour des Veuves, soudain réveillée de ses songes. Chacun de s’émouvoir, de bruire, de s’agiter… Ajoutons que, pour les trois reines, Monseigneur de Navarre est, entre tous les vivants, le premier dans leurs pensées. Il est le neveu bien-aimé, le frère chéri, l’époux adoré. On aurait beau leur dire qu’en Navarre on l’appelle le Mauvais! Il fait tout, au demeurant, pour leur paraître aimable, les comblant de présents, venant souvent les visiter… du moins tant qu’il n’était pas emmuré… les égayant de ses récits, les entretenant de ses démêlés, les passionnant pour ses entreprises, charmeur comme il peut l’être, jouant le respectueux avec sa tante, l’affectueux auprès de sa sœur, et l’amoureux devant sa fillette d’épouse, tout cela par bon calcul, pour les tenir comme pièces dans son jeu.
Après l’assassinat du connétable, et dès que le roi Jean parut un peu calmé, elles s’en vinrent ensemble à Paris, à la demande de Monseigneur de Navarre.
La petite Jeanne de Valois, se jetant aux pieds du roi, lui récita d’un bon air la leçon qu’on lui avait enseignée: «Sire mon père, il ne se peut que mon époux ait commis aucune traîtrise contre vous. S’il a mal agi, c’est que des traîtres l’ont abusé. Je vous conjure pour l’amour de moi de lui pardonner.»
Madame d’Évreux, toute pénétrée de tristesse et de l’autorité que son âge lui confère, dit: «Sire mon cousin, comme la plus ancienne qui porta la couronne en ce royaume, j’ose vous conseiller et vous prier de vous accommoder à mon neveu. S’il s’est acquis des torts envers vous, c’est que certains qui vous servent en eurent envers lui et qu’il a pu croire que vous l’abandonniez à ses ennemis. Mais lui-même ne nourrit à votre endroit, je vous l’assure, que des pensées de bonne et loyale affection. Ce serait vous nuire à tous deux que de poursuivre cette discorde…»
Madame Blanche ne dit rien du tout. Elle regarda le roi Jean. Elle sait qu’il ne peut pas oublier qu’elle devait être sa femme. Devant elle, cet homme haut et lourd, si tranchant en son ordinaire, devient tout hésitant. Ses yeux la fuient, sa parole s’embarrasse. Et toujours en sa présence, il décide le contraire de ce qu’il croit vouloir.
Aussitôt après cette entrevue, il désigna le cardinal de Boulogne, l’évêque de Laon, Robert Le Coq, et Robert de Lorris, son chambellan, pour négocier avec son gendre et lui faire bonne paix. Il prescrivit que les choses fussent menées rondement. Elles le furent en vérité puisque, une semaine avant la fin de février, les négociateurs des deux parties signèrent accord, à Mantes. Jamais, de ma mémoire, on ne vit traité si aisément obtenu et hâtivement conclu.
Le roi Jean fit bien montre, en l’occasion, de ses bizarreries de caractère et de son peu de suite aux affaires. Le mois précédent, il ne songeait qu’à saisir et occire Monseigneur de Navarre; à présent, il consentait à tout ce que celui-ci souhaitait. Venait-on lui dire que son gendre réclamait le Clos de Cotentin, avec Valognes, Coutances et Carentan? Il répondait: «Donnez-lui, donnez-lui!» La vicomté de Pont-Audemer et celle d’Orbec? «Donnez, puisqu’on veut que je m’accorde à lui.» Ainsi Charles le Mauvais reçut-il également le gros comté de Beaumont, avec les châtellenies de Breteuil et de Conches, tout cela qui avait constitué autrefois la pairie du comte Robert d’Artois. Belle revanche, post mortem, pour Marguerite de Bourgogne; son petit-fils reprenait les biens de l’homme qui l’avait perdue. Comte de Beaumont! Il exultait, le jeune Navarre. Lui-même, par ce traité, ne cédait presque rien; il rendait Pontoise, et puis il confirmait solennellement qu’il renonçait à la Champagne, ce qui était chose établie depuis plus de vingt-cinq ans.
De l’assassinat de Charles d’Espagne, on ne parlerait plus. Ni châtiment, même des comparses, ni réparation. Tous les complices de la Truie-qui-file, et qui dès lors n’hésitèrent plus à se nommer, reçurent des lettres de quittance et rémission.
Ah! ce traité de Mantes ne fut pas pour grandir l’image du roi Jean. «On lui tue son connétable; il donne la moitié de la Normandie. Si on lui tue son frère ou son fils, il donnera la France.» Voilà ce que les gens disaient.
Le petit roi de Navarre, lui, ne s’était pas montré malhabile. Avec Beaumont, en plus de Mantes et d’Évreux, il pouvait isoler Paris de la Bretagne; avec le Cotentin, il tenait des voies directes vers l’Angleterre.
Aussi, quand il vint à Paris pour prendre son pardon, c’était lui qui avait l’air de l’accorder.
Oui; que dis-tu, Brunet?… Oh! cette pluie! Mon rideau est tout trempé… Nous arrivons à Bellac? Fort bien. Ici au moins nous sommes assurés d’un gîte confortable, et l’on y serait sans excuse de ne pas nous faire grande réception. La chevauchée anglaise a épargné Bellac, d’ordre du prince de Galles, parce que c’est le douaire de la comtesse de Pembroke, qui est une Châtillon-Lusignan. Les hommes de guerre vous ont de ces gentillesses…
Je vous achève, mon neveu, l’histoire du traité de Mantes. Le roi de Navarre parut donc à Paris comme s’il avait gagné bataille, et le roi Jean, à l’effet de le recevoir, tint séance du Parlement, les deux reines veuves assises à ses côtés. Un avocat du roi vint s’agenouiller devant le trône… oh! tout cela avait grand air… «Mon très redouté Seigneur, Mesdames les reines Jeanne et Blanche ont entendu que Monsieur de Navarre est en votre malgrâce et vous supplient de lui pardonner…»
Sur ce, le nouveau connétable, Gautier de Brienne, duc d’Athènes… oui, un cousin de Raoul, l’autre branche des Brienne; cette fois, on n’avait pas choisi un jeunot… s’en alla prendre Navarre par la main… «Le roi vous pardonne, pour l’amitié des reines, de bon cœur et de bonne volonté.»
À quoi, le cardinal de Boulogne eut charge d’ajouter bien haut: «Qu’aucun du lignage du roi ne s’aventure désormais à recommencer car, fût-il fils du roi, il en sera fait justice.»
Belle justice, en vérité, dont chacun riait sous cape. Et devant toute la cour, le beau-père et le gendre s’embrassèrent. Je vous conterai la suite demain.
IX
LE MAUVAIS EN AVIGNON
Pour bien vous dire le vrai, mon neveu, je préfère ces églises de jadis, comme celle du Dorat où nous venons de passer, aux églises qu’on nous fait depuis cent cinquante ou deux cents ans, qui sont des prouesses de pierre, mais où l’ombre est si dense, les ornements si profus et souvent si effrayants, que l’on s’y sent le cœur serré d’angoisse, autant que si l’on était perdu dans la nuit au milieu de la forêt. Ce n’est pas bien vu, je le sais, que d’avoir mon goût; mais c’est le mien et je m’y tiens. Peut-être me vient-il de ce que j’ai grandi dans notre vieux château de Périgueux, planté sur un monument de l’antique Rome, tout près de notre Saint-Front, tout près de notre Saint-Étienne, et que j’aime à retrouver les formes qui me les rappellent, ces beaux piliers simples et réguliers et ces hauts cintres bien arrondis sous lesquels la lumière se répand aisément.