Philippe de Valois avait un fils que la peste, hélas! épargna.
Il restait à la France quelques degrés à descendre dans la ruine et la détresse; ce sera l’œuvre de celui-là, Jean II, dit par erreur le Bon.
Cette lignée de médiocres fut tout près de faire écarter, dès le Moyen Âge, un système qui confiait à la nature de produire, au sein d’une même famille, le détenteur du pouvoir souverain. Mais les peuples sont-ils plus souvent gagnants à la loterie des urnes qu’à celle des chromosomes? Les foules, les assemblées, même les collèges restreints ne se trompent pas moins que la nature; et la providence, de toute manière, est avare de grandeur.
PREMIÈRE PARTIE
LES MALHEURS VIENNENT DE LOIN
I
LE CARDINAL DE PÉRIGORD PENSE…
J’aurais dû être pape. Comment ne pas penser et repenser que, par trois fois, j’ai tenu la tiare entre mes mains; trois fois! Tant pour Benoît XII que pour Clément VI, ou que pour notre actuel pontife, c’est moi, en fin de lutte, qui ai décidé de la tête sur laquelle la tiare serait posée. Mon ami Pétrarque m’appelle le faiseur de papes… Pas si bon faiseur que cela, puisque ce ne put jamais être sur la mienne. Enfin, la volonté de Dieu… Ah! l’étrange chose qu’un conclave! Je crois bien que je suis le seul des cardinaux vivants à en avoir vu trois. Et peut-être en verrai-je un quatrième, si notre Innocent VI est aussi malade qu’il se plaint de l’être…
Quels sont ces toits là-bas? Oui, je reconnais, c’est l’abbaye de Chancelade, dans le vallon de la Beauronne… La première fois, certes, j’étais trop jeune. Trente-trois ans, l’âge du Christ; et cela se murmurait en Avignon, dès qu’on sut que Jean XXII… Seigneur, gardez son âme dans votre sainte lumière; il fut mon bienfaiteur… ne se relèverait pas. Mais les cardinaux n’allaient pas élire le plus jeunot d’entre leurs frères; et c’était raisonnable, je le confesse volontiers. Il faut en cette charge l’expérience que j’ai acquise depuis. Tout de même, j’en possédais assez, déjà, pour ne point m’enfler la tête de vaines illusions… En faisant suffisamment chuchoter aux Italiens que jamais, jamais, les cardinaux français ne voteraient pour Jacques Fournier, j’ai réussi à précipiter leurs votes sur lui, et à le faire élire à l’unanimité. «Vous avez élu un âne!» C’est le remerciement qu’il nous a crié sitôt son nom proclamé. Il connaissait ses insuffisances. Non, pas un âne; pas un lion non plus. Un bon général d’Ordre, qui avait assez bien su se faire obéir, à la tête des chartreux. Mais diriger l’entière chrétienté… trop minutieux, trop tatillon, trop inquisiteur. Ses réformations, finalement, ont fait plus de mal que de bien. Seulement, avec lui, on était absolument certain que le Saint-Siège ne retournerait pas à Rome. Sur ce point-là, un mur, un roc… et c’était l’essentiel.
La seconde fois, au conclave de 1342… ah! la seconde fois, j’aurais eu toutes mes chances si… si Philippe de Valois n’avait pas voulu faire élire son chancelier, l’archevêque de Rouen. Nous, les Périgord, nous avons toujours été obéissants à la couronne de France. Et puis, comment aurais-je pu continuer d’être le chef du parti français si j’avais prétendu m’opposer au roi? D’ailleurs Pierre Roger a été un grand pape, le meilleur à coup sûr de ceux que j’ai servis. Il suffit de voir ce qu’est devenue Avignon avec lui, le palais qu’il a fait construire, et ce grand afflux de lettrés, de savants et d’artistes… Et puis, il a réussi à acheter Avignon. Cette négociation-là, c’est moi qui l’ai faite, avec la reine de Naples; je peux bien dire que c’est mon œuvre. Quatre-vingt mille florins, ce n’était rien, une aumône. La reine Jeanne avait moins besoin d’argent que d’indulgences pour tous ses mariages successifs, sans parler de ses amants.
Sûrement, l’on a mis à mes chevaux de somme des harnais neufs. Ma litière manque de moelleux. C’est toujours ainsi quand on prend le départ, toujours ainsi… Dès lors, le vicaire de Dieu a cessé d’être comme un locataire, assis du bout des fesses sur un trône incertain. Et la cour que nous avons eue, qui donnait l’exemple au monde! Tous les rois s’y pressaient. Pour être pape, il ne suffit pas d’être prêtre; il faut aussi savoir être prince. Clément VI fut un grand politique; il entendait volontiers mes conseils. Ah! la ligue navale qui groupait les Latins d’Orient, le roi de Chypre, les Vénitiens, les Hospitaliers… Nous avons nettoyé l’archipel de Grèce des barbaresques qui l’infestaient; et nous allions faire plus. Et puis il y eut cette absurde guerre entre les rois français et anglais, dont je me demande si elle finira jamais, et qui nous a empêchés de poursuivre notre projet, ramener l’Église d’Orient dans le giron de la Romaine. Et puis, il y eut la peste… et puis Clément est mort…
La troisième fois, au conclave d’il y a quatre ans, c’est ma naissance qui m’a fait empêchement. J’étais trop grand seigneur, paraît-il, et nous venions d’en avoir un. Moi, Hélie de Talleyrand, qu’on appelle le cardinal de Périgord, pensez donc, c’eût été une insulte aux pauvres que de me choisir! Il y a des moments où l’Église est saisie d’une soudaine fureur d’humilité et de petitesse. Ce qui ne lui vaut jamais rien. Dépouillons-nous de nos ornements, cachons nos chasubles, vendons nos ciboires d’or et offrons le Corps du Christ dans une écuelle de deux deniers, vêtons-nous comme des manants, et bien crasseux s’il se peut, de sorte que nous ne sommes plus respectés de personne, et d’abord point des manants… Dame! si nous nous faisons pareils à eux, pourquoi nous honoreraient-ils? Et nous en arrivons à ne plus nous respecter nous-mêmes… Les acharnés d’humilité, lorsque vous leur opposez cela, vous mettent le nez dans l’Évangile, comme s’ils étaient seuls à le connaître, et ils insistent sur la crèche, entre le bœuf et l’âne, et ils insistent sur l’échoppe du charpentier… Faites-vous semblable à Notre-Seigneur Jésus… Mais Notre-Seigneur, où est-il en ce moment, mes petits clercs vaniteux? N’est-il pas à la droite du Père et confondu en lui dans sa Toute-Puissance? N’est-il pas le Christ en majesté, trônant dans la lumière des astres et la musique des cieux? N’est-il pas le roi du monde, entouré des légions de séraphins et de bienheureux? Qu’est-ce donc qui vous autorise à décréter laquelle de ces images vous devez, à travers votre personne, offrir aux fidèles, celle de sa brève existence terrestre ou celle de son éternité triomphante?
… Tiens, si je passe par quelque diocèse où je vois l’évêque un peu trop porté à rabaisser Dieu en épousant les idées nouvelles, voilà ce que je prêcherai… Marcher en supportant vingt livres d’or tissé, et la mitre, et la crosse, ce n’est pas plaisant tous les jours, surtout quand on le fait depuis plus de trente années. Mais c’est nécessité.
On n’attire pas les âmes avec du vinaigre. Quand un pouilleux dit à d’autres pouilleux «mes frères», cela ne leur produit pas grand effet. Si c’est un roi qui le leur dit, là, c’est différent. Procurer aux gens un peu d’estime d’eux-mêmes, voilà bien la première charité qu’ignorent nos fratricelles et autres gyrovagues. Justement parce que les gens sont pauvres, et souffrants, et pécheurs, et misérables, il faut leur donner quelque raison d’espérer en l’au-delà. Eh oui! avec de l’encens, des dorures, des musiques. L’Église doit offrir aux fidèles une vision du royaume céleste, et tout prêtre, à commencer par le pape et ses cardinaux, refléter un peu l’image du Pantocrator…