Le roi Jean commanda qu’on expédiât la lettre au pape sur-le-champ, oui, comme elle était; d’avoir été tant de fois remaniée, elle ne faisait pas grand sens et ne prouvait rien du tout. En même temps, il ordonna de sortir son gendre de la forteresse. «Je vais le clore au Louvre.» Et, laissant le Dauphin remonter la Seine sur le grand lin doré, lui-même prit la route au galop pour regagner Paris. Où il ne fit rien de bien précieux, cependant que le clan Navarre se rendait fort actif.
Ah! Je ne m’étais pas avisé que vous étiez revenu, dom Calvo… Alors vous avez trouvé… Dans l’évangile… Jésus leur répondit… quoi donc? Allez raconter à Jean ce que vous avez entendu et ce que vous avez vu. Parlez plus fort, dom Calvo. Avec ce bruit de chevauchée… Les aveugles voient, les boiteux marchent… Oui, oui, j’y suis. Saint Matthieu. Coci vident, claudi ambulant, surdi audiunt, mortui resurgunt, et cætera… Les aveugles voient. Ce n’est pas beaucoup, mais cela me suffira. Il s’agit d’y pouvoir accrocher mon homélie. Vous savez comment je travaille.
II
LA NATION D’ANGLETERRE
Je vous disais tout à l’heure, Archambaud, que le parti navarrais se montrait bien actif. Dès le lendemain du banquet de Rouen, des messagers étaient partis en toutes directions. D’abord vers la tante et la sœur, Mesdames Jeanne et Blanche; le château des reines veuves se mit à bruisser comme une fabrique de tisserand. Et puis vers le beau-frère, Phœbus… Il faudra que je vous parle de lui; c’est un prince bien particulier, mais qui n’est point négligeable. Et comme notre Périgord est après tout moins distant de son Béarn que de Paris, il ne serait pas mauvais qu’un jour… Nous en recauserons. Et puis Philippe d’Évreux, qui avait pris les choses en main et se substituait bien à son frère, expédia en Navarre l’ordre d’y lever des troupes et de les acheminer par la mer le plus tôt qu’on pourrait, cependant que Godefroy d’Harcourt organisait les gens de leur parti, en Normandie. Et surtout Philippe dépêcha en Angleterre les sires de Morbecque et de Brévand, qui avaient participé aux négociations de naguère, pour requérir de l’aide.
Le roi Édouard leur fit un accueil frais. «J’aime loyauté dans les accords, et que la conduite réponde à ce que la bouche a dit. Sans confiance entre rois qui s’allient, il n’est pas d’entreprise qui se puisse mener à bien. L’an passé, j’ai ouvert mes portes aux vassaux de Monseigneur de Navarre; j’ai équipé des troupes, aux ordres du duc de Lancastre, qui ont appuyé les siennes. Nous étions très avancés dans la préparation d’un traité à passer entre nous; nous devions convenir d’une alliance perpétuelle, et nous engager à ne jamais faire paix, trêve ni accord l’un sans l’autre. Et aussitôt Monseigneur de Navarre débarqué en Cotentin, il accepte de traiter avec le roi Jean, lui jure bon amour et lui rend hommage. S’il est en geôle à présent, si son beau-père l’a pris aux rets par coup de traîtrise, la faute n’est pas mienne. Et avant que de lui porter secours, j’aimerais savoir si mes parents d’Évreux ne viennent à moi que dans la détresse, pour se tourner vers d’autres aussitôt que je les en ai tirés.»
Néanmoins, il prit ses dispositions, appela le duc de Lancastre, et fit commencer les apprêts d’une nouvelle expédition, en même temps qu’il adressait des instructions au prince de Galles, à Bordeaux. Et comme il avait appris par les envoyés navarrais que Jean II le mettait en cause dans les accusations portées contre son gendre, il adressa des lettres au Saint-Père, à l’Empereur et à divers princes chrétiens, où il niait toute connivence avec Charles de Navarre, mais où d’autre part il blâmait fort Jean II de son manque de foi et de ses agissements que «pour l’honneur de la chevalerie» il eût aimé ne jamais voir chez un roi.
Sa lettre au pape avait demandé moins de temps que celle du roi Jean, et elle était autrement troussée, veuillez m’en croire.
Nous ne nous aimons guère, le roi Édouard et moi; il me juge trop favorable, toujours, aux intérêts de la France et moi je le tiens pour trop peu respectueux de la primauté de l’Église. Chaque fois que nous nous sommes vus, nous nous sommes heurtés. Il voudrait avoir un pape anglais, ou préférablement pas de pape du tout. Mais je reconnais qu’il est pour sa nation un prince excellent, habile, prudent quand il le doit, audacieux quand il le peut. L’Angleterre lui doit gros. Et puis, bien qu’il ne compte que quarante-quatre ans, il jouit du respect qui entoure un vieux roi, quand il a été un bon roi. L’âge des souverains ne se mesure pas à la date de leur naissance, mais à la durée de leur règne. À cet égard, le roi Édouard fait figure d’ancien parmi tous les princes d’Occident. Le pape Innocent n’est suprême pontife que depuis quatre ans; l’empereur Charles, élu il y a dix ans, n’est couronné que depuis deux. Jean de Valois a tout juste célébré… en captivité, triste célébration… le sixième anniversaire de son sacre. Édouard III, lui, occupe son trône depuis vingt-neuf ans, bientôt trente.
C’est un homme de belle stature et de grande prestance, assez corpulent. Il a de longs cheveux blonds, une barbe soyeuse et soignée, des yeux bleus un peu gros; un vrai Capétien. Il ressemble fort à Philippe le Bel, son grand-père, dont il a plus d’une qualité. Dommage que le sang de nos rois ait donné un si bon produit en Angleterre et un si piètre en France! Avec l’âge il semble de plus en plus porté au silence, comme son grand-père. Que voulez-vous! Il y a trente ans qu’il voit des hommes s’incliner devant lui. Il sait à leur démarche, à leur regard, à leur ton, ce qu’ils espèrent de lui, ce qu’ils vont en requérir, quelles ambitions les animent et ce qu’ils valent pour l’État. Il est bref en ses ordres. Comme il dit: «Moins on prononce de paroles, moins elles sont répétées et moins elles sont faussées.»
Il se sait paré, aux yeux de l’Europe, d’une grande renommée. La bataille de l’Écluse, le siège de Calais, la victoire de Crécy… Il est le premier, depuis plus d’un siècle, à avoir battu la France, ou plutôt son rival français puisqu’il n’a entrepris cette guerre, dit-il, que pour affirmer ses droits à la couronne de Saint Louis. Mais aussi pour mettre la main sur des provinces prospères.
Il ne se passe guère d’année qu’il ne débarque des troupes sur le continent, tantôt en Boulonnais, tantôt en Bretagne, ou bien qu’il ordonne, comme ces deux derniers étés, une chevauchée à partir de son duché de Guyenne.
Autrefois, il prenait lui-même la tête de ses armées, et il s’y est acquis une belle réputation de guerrier. À présent, il n’accompagne plus ses troupes. Il les fait commander par de bons capitaines qui se sont formés campagne après campagne; mais je pense qu’il doit surtout ses succès à ce qu’il entretient une armée permanente composée pour le plus gros d’hommes de pied, et qui, toujours disponible, ne lui coûte pas finalement plus cher que ces osts pesants, que l’on convoque à grands frais, que l’on dissout, qu’il faut rappeler, qui ne s’assemblent jamais à temps, qui sont équipés à la disparate et dont les parties ne savent point s’endenter pour manœuvrer en bataille.
C’est fort beau de dire: «La patrie est en péril. Le roi nous appelle. Chacun doit y courir!» Avec quoi? Avec des bâtons? Le temps vient où chaque roi prendra modèle sur celui d’Angleterre, et fera faire la guerre par gens de métier, bien assoldés, qui vont où on leur commande sans muser ni discuter.