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Voyez-vous, Archambaud, il n’est point nécessaire à un royaume d’être très étendu ni très nombreux pour devenir puissant. Il faut seulement qu’il ait un peuple capable de fierté et d’effort, et qu’il soit assez longtemps conduit par un chef avisé qui sache lui proposer de grandes ambitions.

D’un pays qui comptait à peine six millions d’âmes, Galles comprises, avant la grande peste, et quatre millions seulement après le fléau, Édouard III a fait une nation prospère et redoutée qui parle d’égale à égale avec la France et avec l’Empire. Le commerce des laines, le trafic des mers, la possession de l’Irlande, une bonne exploitation de l’abondante Aquitaine, les pouvoirs royaux partout exercés et partout obéis, une armée toujours prête et toujours occupée; c’est avec cela que l’Angleterre est si forte, et qu’elle est riche.

Le roi lui-même possède des biens immenses; on dit qu’il ne saurait compter sa fortune, mais moi je sais bien qu’il la compte, sinon il ne l’aurait pas. Il l’a commencée il y a trente ans en trouvant pour héritage un Trésor vide et des dettes dans toute l’Europe. Aujourd’hui, c’est à lui qu’on vient emprunter. Il a rebâti Windsor; il a embelli Westminster… oui, Westmoutiers, si vous voulez; à force d’aller là-bas, j’ai fini par prononcer à l’anglaise, car, chose curieuse à remarquer, à mesure qu’ils s’emploient à conquérir la France, les Anglais, même à la cour, parlent de plus en plus leur langue saxonne et de moins en moins la française… En chacune de ses résidences, le roi Édouard entasse des merveilles. Il achète beaucoup aux marchands lombards et aux navigateurs chypriotes, non seulement des épices d’Orient, mais aussi toute sorte d’objets ouvragés qui fournissent des modèles à ses industries.

À propos d’épices, il faudra que je vous entretienne du poivre, mon neveu. C’est fort bon placement. Le poivre ne s’altère pas; sa valeur marchande n’a cessé de croître ces dernières années et tout permet de penser qu’elle continuera. J’en ai pour dix mille florins dans un entrepôt de Montpellier; j’ai pris ce poivre en remboursement d’une moitié de la dette d’un marchand de là-bas, qui se nomme Pierre de Rambert, et qui ne pouvait solder ses approvisionneurs à Chypre. Comme je suis chanoine de Nicosie… sans y être allé, sans y être allé, hélas, car cette île a grande réputation de beauté… j’ai ainsi pu arranger son affaire… Mais revenons à notre Sire Édouard.

Table de roi chez lui n’est pas un vain mot et qui s’y assoit pour la première fois a le souffle retenu par la profusion d’or qui s’y étale. Un cerf d’or, presque aussi gros qu’un vrai, en décore le centre. Hanaps, aiguières, plats, cuillers, couteaux, salières, tout est en or. Les huissiers de cuisine portent à chaque service de quoi battre monnaie pour tout un comté. «Si d’aventure nous sommes dans le besoin, nous pourrons vendre tout cela», dit-il. Mais dans les moments de gêne… quel Trésor n’en connaît pas?… Édouard est toujours assuré de trouver du crédit, parce qu’on le sait posséder ces richesses. Lui-même ne paraît devant ses sujets que superbement atourné, couvert de fourrures précieuses et de vêtements brodés, étincelant de joyaux et chaussé d’éperons d’or.

Dans cet étalage de splendeurs, Dieu n’est pas oublié. La seule chapelle de Westminster est desservie par quatorze vicaires, à quoi s’ajoutent les clercs choristes et tous les servants de sacristie. Pour faire pièce au pape, qu’il dit être sous la main des Français, il multiplie les emplois d’Église et ne les veut voir conférés qu’à des Anglais, sans partage des bénéfices avec le Saint-Siège, ce sur quoi nous nous sommes toujours heurtés.

Après Dieu servi, la famille. Édouard III a dix enfants vivants. L’aîné, prince de Galles, et duc d’Aquitaine, est ce que vous savez; il a vingt-six ans. Le plus jeune, le comte de Buckingham, vient à peine de quitter le sein de sa nourrice.

À tous ses fils, le roi Édouard constitue des maisons imposantes; à ses filles, il cherche de hauts établissements qui peuvent servir ses desseins.

Je gage qu’il se serait fort ennuyé à vivre, le roi Édouard, s’il n’avait pas été désigné par la Providence pour ce qu’il était le plus apte à faire: gouverner. Oui, il aurait eu peu d’intérêt à durer, à vieillir, à regarder la mort venir s’il n’avait pas eu à arbitrer les passions des autres, et à leur désigner des buts qui les aident à s’oublier. Car les hommes ne trouvent d’honneur et de prix à vivre que s’ils vouent leurs actes et leurs pensées à quelque grande entreprise avec laquelle ils puissent se confondre.

C’est cela qui l’a inspiré quand il a créé à Calais son Ordre de la Jarretière, un Ordre qui prospère, et dont ce pauvre Jean II, avec son Étoile, n’a produit qu’une pompeuse, d’abord, et puis piteuse copie…

Et c’est encore à cette volonté de grandeur que le roi Édouard répond quand il poursuit le projet, non avoué mais visible, d’une Europe anglaise. Non pas qu’il songe à placer l’Occident directement sous sa main, ni qu’il veuille conquérir tous les royaumes et les mettre en servage. Non, il pense plutôt à un libre groupement de rois ou de gouvernements dans lequel il aurait préséance et commandement, et avec lequel non seulement il ferait régner la paix à l’intérieur de cette entente, mais encore n’aurait plus rien à redouter du côté de l’Empire, si même il ne l’englobait. Ni plus rien à devoir au Saint-Siège; je le soupçonne de nourrir secrètement cette intention-là… Il a déjà réussi avec les Flandres qu’il a détachées de la France; il intervient dans les affaires d’Espagne; il pousse des antennes en Méditerranée. Ah! s’il avait la France, vous imaginez, que ne ferait-il pas, que ne pourrait-il faire à partir d’elle! Son idée d’ailleurs n’est pas toute neuve. Le roi Philippe le Bel, son grand-père, avait eu déjà un projet de paix perpétuelle pour unir l’Europe.

Édouard se plaît à parler français avec les Français, anglais avec les Anglais. Il peut s’adresser aux Flamands dans leur langue, ce dont ils sont flattés et qui lui a valu maints succès auprès d’eux. Avec les autres, il parle latin.

Alors, me direz-vous, un roi si doué, si capable, et que la fortune accompagne, pourquoi ne pas s’accorder à lui et favoriser ses prétentions sur la France? Pourquoi tant faire afin de maintenir au trône ce niais arrogant, né sous de mauvaises étoiles, dont la Providence nous a gratifiés, sans doute pour éprouver ce malheureux royaume?

Eh! mon neveu, c’est que la belle entente à former entre les royaumes du couchant, nous la voulons bien, mais nous la voulons française, je veux dire de direction et de prééminence françaises. L’Angleterre, nous en avons conviction, s’éloignerait bien vite, si elle était trop puissante, des lois de l’Église. La France est le royaume par Dieu désigné. Et le roi Jean ne sera pas éternel.

Mais vous comprenez aussi, Archambaud, pourquoi le roi Édouard soutient avec tant de constance ce Charles le Mauvais qui l’a beaucoup trompé. C’est que la petite Navarre, et le gros comté d’Évreux, sont pièces, non seulement dans son affaire avec la France, mais dans son jeu d’assemblage de royaumes qui lui chemine en cervelle. Il faut bien que les rois aussi aient un peu à rêver! Bientôt après l’ambassade de nos bonshommes Morbecque et Brévand, ce fut Monseigneur Philippe d’Évreux-Navarre, comte de Longueville, qui vint lui-même en Angleterre. Blond, de belle taille et de nature fière, Philippe de Navarre est aussi loyal que son frère est fourbe; ce qui fait que, par loyauté à ce frère, il en épouse, mais de cœur convaincu, toutes les fourberies. Il n’a pas le grand talent de parole de son aîné, mais il séduit par la chaleur de l’âme. Il plut fort à la reine Philippa, qui dit qu’il ressemblait tout à fait à son époux, au même âge. Ce n’est pas grande merveille; ils sont cousins plusieurs fois.