Dès que nous sûmes l’affaire de Rouen et que nous reçûmes en Avignon les lettres du roi Jean et du roi Édouard, et puis que nous apprîmes que le duc de Lancastre équipait une nouvelle expédition, cependant que l’ost de France était convoqué pour le premier juin, je devinai que tout allait tourner au pire. Je dis au Saint-Père qu’il fallait envoyer un légat, ce dont il tomba d’accord. Il gémissait sur l’état de la chrétienté. J’étais prêt à partir dans la semaine. Il en fallut trois pour rédiger les instructions. Je lui disais: «Mais quelles instructions, sanctissimus pater? Il n’est que de recopier celles que vous reçûtes de votre prédécesseur, le vénéré Clément VI, pour une mission toute semblable, voici dix ans. Elles étaient fort bonnes. Mes instructions, c’est d’agir en tout pour empêcher une reprise générale de la guerre.» Peut-être au fond de lui, sans en avoir conscience, car il est certes incapable d’une mauvaise pensée volontaire, ne souhaitait-il pas tellement que je réussisse là où il avait échoué naguère, avant Crécy. Il l’avouait du reste. «Je me suis fait rebuffer méchamment par Édouard III, et je crains qu’il ne vous en advienne de même. C’est un homme fort déterminé, Édouard III; on ne le contourne pas aisément. De plus, il croit que tous les cardinaux français ont parti pris contre lui. Je vais envoyer avec vous notre venerabilis frater Capocci.» C’était cela son idée.
Venerabilis frater! Chaque pape doit commettre au moins une erreur durant son pontificat, sinon il serait le bon Dieu lui-même. Eh bien, l’erreur de Clément VI, c’est d’avoir donné le chapeau à Capocci.
«Et puis, m’a dit Innocent, si l’un de vous deux venait à souffrir de quelque maladie… Notre-Seigneur vous en garde… l’autre pourrait poursuivre la mission.» Comme il se sent toujours malade, notre pauvre Saint-Père, il veut que chacun le soit aussi, et il vous ferait donner l’extrême-onction dès que vous éternuez.
M’avez-vous vu malade depuis que nous sommes en route, Archambaud? Mais le Capocci, lui, les cahots lui brisent les reins; il lui faut s’arrêter toutes les deux lieues pour pisser. Un jour, il sue de fièvre, un autre il a un flux de ventre. Il voulait me prendre mon médecin, maître Vigier, dont vous reconnaîtrez qu’il n’est pas accablé de labeur, en tout cas de mon fait. Pour moi, le bon physicien est celui qui chaque matin me palpe, m’ausculte, me regarde l’œil et la langue, examine mes urines, ne m’impose pas trop de privations ni ne me saigne plus d’une fois le mois, et qui me tient en bonne santé… Et puis, pour faire ses apprêts, le Capocci! Il est de cette sorte de gens qui intriguent et insistent pour être chargés de mission et qui, dès qu’ils l’ont obtenue, ne tarissent plus d’exigences. Un secrétaire papal, ce n’était point assez, il lui en fallait deux. Pour quel office, on se le demande, puisque toutes les lettres pour la Curie, avant que nous ne soyons séparés, c’est moi qui ai dû les dicter et les corriger… Tout cela fit que nous ne partîmes qu’au temps du solstice, le 21 juin. Trop tard. On n’arrête point les guerres quand les armées sont en route. On les arrête dans la tête des rois, lorsque la décision est encore hésitante. Je vous dis, Archambaud, un printemps perdu.
La veille du départ, le Saint-Père me reçut, seul. Peut-être se repentait-il un peu de m’avoir infligé ce compagnon inutile. Je l’allai voir à Villeneuve, où il réside. Car il refuse de loger dans le grand palais qu’ont bâti ses prédécesseurs. Trop de luxe, trop de pompe à son gré, un train d’hôtel trop nombreux. Innocent a voulu satisfaire le sentiment public qui reprochait à la papauté de vivre dans trop de faste. Le sentiment public! Quelques écrivailleurs, pour qui le fiel est l’encre naturelle; quelques prêcheurs que le Diable à envoyés dans l’Église pour y mettre la discorde. Avec ceux-ci, il suffisait d’une bonne excommunication, bien assenée; avec ceux-là, une prébende, ou un bénéfice, accompagnés de quelque préséance, car c’est l’envie souvent qui stimule leurs crachats; ce qu’ils entendent redresser dans le monde, c’est le trop peu de place, à leurs yeux, qu’ils y ont. Voyez Pétrarque, dont vous m’avez entendu parler, l’autre jour, avec Monseigneur d’Auxerre. C’est un homme de mauvais naturel, mais de grand savoir et valeur, il faut le lui reconnaître, et qui est fort écouté des deux côtés des Alpes. Il était ami de Dante Alighieri qui l’amena en Avignon; et il a été chargé de maintes missions entre les princes. Voilà quelqu’un qui écrivait qu’Avignon était la sentine des sentines, que tous les vices y prospéraient, que les aventuriers y grouillaient, que l’on y venait acheter les cardinaux, que le pape y tenait boutique de diocèses et d’abbayes, que les prélats y avaient des maîtresses et leurs maîtresses des maquereaux… Enfin, la nouvelle Babylone.
Sur moi-même, il répandait de fort méchantes choses. Comme il était personne à considérer, je l’ai vu, je l’ai écouté, ce qui lui a donné de la satisfaction, j’ai arrangé quelques-unes de ses affaires… on disait qu’il s’adonnait aux arts noirs, magie et autres choses… je lui ai fait rendre quelques bénéfices dont on l’avait privé; j’ai correspondu avec lui en lui demandant de me copier dans chacune de ses lettres quelques vers ou sentences des grands poètes anciens, qu’il possède à merveille, pour orner mes sermons, car moi, je ne m’abuse point là-dessus, j’ai un style de légiste; un moment même je l’ai proposé pour un office de secrétaire papal, et il n’a tenu qu’à lui que la chose aboutît. Eh bien, il dit beaucoup moins de mal de la cour d’Avignon, et de moi, il écrit merveilles. Je suis un astre dans le ciel de l’Église, un pouvoir derrière le trône papal; j’égale ou surpasse en savoir aucun juriste de ce temps; j’ai été béni par la nature et raffiné par l’étude; et l’on peut reconnaître en moi cette capacité d’embrasser toute chose de l’univers que Jules César attribuait à Pline l’Ancien. Oui, mon neveu; rien moins que cela! Et je n’ai nullement réduit mon appareil de maison ni mon nombreux domestique qui naguère provoquaient sa diatribe… Il est reparti pour l’Italie, mon ami Pétrarque. Quelque chose en lui fait qu’il ne peut se fixer nulle part, comme son ami Dante, sur lequel il s’est beaucoup modelé. Il s’est inventé un amour sans mesure pour une dame qui ne fut jamais sa maîtresse, et qui est morte. Avec cela, il a sa raison de sublime… Je l’aime bien, ce méchant homme. Il me manque. S’il était demeuré en Avignon, sans doute serait-il assis à votre place, en ce moment, car je l’aurais pris dans mon bagage…
Mais suivre le prétendu sentiment public, comme notre bon Innocent? C’est montrer faiblesse, donner puissance à la critique, et s’aliéner beaucoup des gens qui vous soutenaient, sans rallier aucun mécontent.
Donc, pour donner image d’humilité, notre Saint-Père s’est allé loger dans son petit palais cardinalice à Villeneuve, de l’autre côté du Rhône. Mais, même avec un train réduit, l’établissement s’est montré vraiment trop petit. Alors, il a fallu l’agrandir pour abriter les gens indispensables. La secrétairerie fonctionne mal faute de place; les clercs changent sans cesse de chambre, au fur et à mesure des travaux. Les bulles s’écrivent dans la poussière. Et comme beaucoup d’offices sont demeurés en Avignon, il faut sans cesse traverser le fleuve, en affrontant le grand vent qui souffle souvent là-bas, et qui l’hiver vous gèle jusqu’à l’os. Toutes les affaires prennent retard… En outre, comme il a été élu de préférence à Jean Birel, le général des chartreux, qui jouissait d’une réputation de sainteté parfaite… je me demande, après tout, si j’ai eu raison de l’écarter; il n’aurait pas été plus malencontreux… notre Saint-Père a fait vœu de fonder une chartreuse. On la bâtit en ce moment entre le logis pontifical et un nouvel appareil de défense, le fort Saint-André, que l’on est en train justement d’édifier. Mais là ce sont les officiers du roi qui ordonnancent les travaux. Si bien que la chrétienté pour l’heure est commandée au milieu d’un chantier.