Le Saint-Père me reçut dans sa chapelle, d’où il ne sort guère, une petite abside à cinq pans, attenante à la grande chambre d’audience… parce qu’il a besoin tout de même d’une salle d’audience; il s’en est avisé… et qu’il a fait orner par un imagier venu de Viterbe, Matteo Giova quelque chose, Giovanotto, Giovanelli, Giovannetti… c’est bleu, c’est pâle; cela conviendrait à un couvent de nonnes; moi, je n’aime guère; pas assez de rouge, pas assez d’or. Les couleurs vives ne coûtent pas plus cher que les autres… Et le bruit, mon neveu! Il paraît que c’est le séjour le plus calme de tout le palais, et que c’est pourquoi le Saint-Père s’y retire! Les scies grincent dans la pierre, les marteaux cliquettent contre les burins, les palans crissent, les charrois roulent, les madriers rebondissent, les ouvriers se hèlent et se querellent… Traiter de graves sujets dans ce vacarme, c’est le purgatoire. Je comprends qu’il souffre de la tête, le Saint-Père! «Vous voyez, mon vénérable frère, me dit-il, je dépense beaucoup d’argent et me cause beaucoup de tracas pour construire autour de moi les apparences de la pauvreté. Et puis, il me faut tout de même entretenir le grand palais d’en face. Je ne peux pas le laisser crouler…»
Il me touche le cœur, le pape Aubert, quand il se moque de lui-même, tristement, et semble reconnaître ses erreurs, pour me faire plaisir.
Il était assis sur un piètre faudesteuil dont je n’aurais pas voulu pour siège dans mon premier évêché; comme à l’accoutumée, il s’est tenu penché tout le long de l’entretien. Un grand nez busqué, dans le prolongement du front, de grandes narines, de grands sourcils levés très haut, de grandes oreilles dont le lobe sort du bonnet blanc, les coins de la bouche abaissés dans la barbe frisée. Il est de corps puissamment charpenté, et l’on s’étonne qu’il ait une santé si fragile. Un sculpteur sur pierre travaille à fixer son image, pour son gisant. Parce qu’il ne veut pas de statue debout: ostentation… Mais il accepte, tout de même, d’avoir un tombeau.
Il était dans un jour à se complaindre. Il continua: «Chaque pape, mon frère, doit vivre, à sa manière, la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ. La mienne est dans l’échec de toutes mes entreprises. Depuis que la volonté de Dieu m’a hissé au sommet de l’Église, je me sens les mains clouées. Qu’ai-je accompli, qu’ai-je réussi durant ces trois années et demie?»
La volonté de Dieu, certes, certes; mais reconnaissons qu’elle a choisi de s’exprimer un peu à travers ma modeste personne. Ce qui me permet quelque liberté avec le Saint-Père. Mais il est des choses, malgré tout, que je ne peux pas lui dire. Je ne puis lui dire, par exemple, que les hommes qui se trouvent investis d’une autorité suprême ne doivent pas chercher à trop modifier le monde pour justifier leur élévation. Il y a chez les grands humbles une forme sournoise d’orgueil qui est souvent la cause de leurs échecs.
Les projets du pape Innocent, ses hautes entreprises, je les connais bien. Il y en a trois, qui se commandent l’une l’autre. La plus ambitieuse: réunir les Églises latine et grecque, sous l’autorité de la catholique, bien sûr; ressouder l’Orient et l’Occident, rétablir l’unité du monde chrétien. C’est le rêve de tout pape depuis mille ans. Et j’avais, avec Clément VI, fort avancé les choses, plus loin qu’elles ne le furent jamais, et, en tout cas, qu’elles ne le sont à présent. Innocent a repris le projet à son compte et comme si l’idée lui était venue, toute neuve, par Visitation du Saint-Esprit. Ne disputons point.
Pour y parvenir, seconde entreprise, et préalable à la première: réinstaller la papauté à Rome, parce que l’autorité du pape sur les chrétiens d’Orient ne saurait être acceptée que si elle s’exprime du haut du trône de saint Pierre. Constantinople, présentement en défaillance, pourrait sans perdre l’honneur s’incliner devant Rome, non devant Avignon. Là-dessus, vous le savez, je diffère tout à fait d’opinion. Le raisonnement serait juste à condition que le pape lui-même ne s’expose pas à être plus faible encore à Rome qu’il ne l’est en Provence…
Or, pour rentrer à Rome, il fallait d’abord, troisième dessein, se réconcilier avec l’Empereur. Ce qui fut entrepris, par priorité. Voyons donc où nous en sommes de ces beaux projets… On s’est hâté, contre mon conseil, de couronner l’empereur Charles, élu depuis huit ans, et sur lequel nous avions barre tant que nous lui tenions haute la dragée de son sacre. À présent, nous ne pouvons plus rien sur lui. Il nous a remerciés par sa Bulle d’Or, que nous avons dû gober, perdant notre autorité non seulement sur l’élection à l’Empire, mais encore sur les finances de l’Église dans l’Empire. Ce n’est pas une réconciliation, c’est une capitulation. Moyennant quoi, l’Empereur nous a généreusement laissé les mains libres en Italie, c’est-à-dire nous a fait la grâce de nous permettre de les poser dans un nid de frelons.
En Italie, le Saint-Père a envoyé le cardinal Alvarez d’Albornoz, qui est plus capitaine que cardinal, pour préparer le retour à Rome. Albornoz a commencé par se cheviller à Cola di Rienzi, qui domina Rome un moment. Né dans une taverne du Trastevere, ce Rienzi était un de ces hommes du peuple à visage de César comme il en surgit de temps en temps là-bas, et qui captivent les Romains en leur rappelant que leurs aïeux ont commandé à tout l’univers. D’ailleurs, il se donnait pour fils d’empereur, s’étant découvert bâtard d’Henri VII de Luxembourg, mais il resta seul de cet avis. Il avait choisi le titre de tribun, il portait toge de pourpre, et siégeait au Capitole, sur les ruines du temple de Jupiter. Mon ami Pétrarque le saluait comme le restaurateur des antiques grandeurs de l’Italie. Ce pouvait être un pion sur notre damier, mais à avancer avec discernement, et non pas en misant tout notre jeu dessus. Il fut assassiné voici deux ans par les Colonna, parce qu’Albornoz tardait à lui envoyer secours. Maintenant tout est à reprendre; et l’on n’a jamais été aussi loin de rentrer à Rome, où l’anarchie est pire que par le passé. Rome, il faut en rêver toujours, et n’y retourner jamais.
Quant à Constantinople… Oh! nous sommes très avancés en paroles. L’empereur Paléologue est prêt à nous reconnaître; il en a pris l’engagement solennel; il viendrait jusqu’à s’agenouiller devant nous, s’il pouvait seulement sortir de son étroit empire. Il ne met qu’une seule condition: qu’on lui envoie une armée pour se délivrer de ses ennemis. Au point qu’il se trouve, il accepterait de reconnaître un curé de campagne, contre cinq cents chevaliers et mille hommes de pied…
Ah! vous aussi, vous vous en étonnez! Si l’unité des chrétiens, si la réunion des Églises ne tient qu’à cela, ne peut-on expédier vers la mer grecque cette petite armée? Eh bien, non, mon bon Archambaud, on ne le peut point. Parce que nous n’avons pas de quoi l’équiper et l’aligner en solde. Parce que notre belle politique a produit ses effets; parce que, pour désarmer nos détracteurs, nous avons résolu de nous réformer et de revenir à la pureté de l’Église des origines… Quelles origines? Bien audacieux celui qui affirme qu’il les connaît vraiment! Quelle pureté! Dès qu’il y eut douze apôtres, il s’y trouva un traître!
Et de commencer à supprimer les commendes et bénéfices qui ne s’accompagnent point de la cure des âmes… «Les brebis doivent être gardées par un pasteur, non par un mercenaire»… et d’ordonner que soient éloignés des divins mystères ceux qui amassent richesses… «Faisons-nous semblables aux pauvres»… et d’interdire tous tributs qui proviendraient des prostituées et des jeux de dés… mais oui, nous sommes descendus dans de tels détails… ah! c’est que les jeux de dés poussent à proférer des blasphèmes; point d’argent impur; ne nous engraissons pas du péché, lequel, devenant meilleur marché, ne fait que croître et s’étaler.