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Le résultat de toutes ces réformations c’est que les caisses sont vides, car l’argent pur ne coule qu’en très minces ruisseaux; les mécontents ont décuplé, et il y a toujours des illuminés pour prêcher que le pape est hérétique.

Ah! s’il est vrai que l’enfer est pavé de bonnes intentions, le cher Saint-Père en aura dallé un bon bout de chemin!

«Mon vénérable frère, ouvrez-moi toute votre pensée; ne me cachez rien, même si ce sont reproches que vous avez à formuler à mon endroit.»

Puis-je lui dire que s’il lisait un peu plus attentivement ce que le Créateur écrit pour nous dans le ciel, il verrait alors que les astres forment de mauvaises conjonctions et de tristes quadrats sur presque tous les trônes, y compris le sien, sur lequel il n’est assis que, tout précisément, parce que la configuration est néfaste, car si elle était bonne ce serait sans doute moi qui m’y trouverais? Puis-je lui dire que lorsqu’on est en si piètre position sidérale, ce n’est point le temps d’entreprendre de renouveler la maison de fond en comble, mais seulement de la soutenir du mieux qu’on peut, telle qu’elle nous a été léguée, et qu’il ne suffit pas d’arriver du village de Pompadour en Limousin, avec des simplicités de paysan, pour être entendu des rois et réparer les injustices du monde? Le malheur du temps veut que les plus grands trônes ne sont point occupés par des hommes aussi grands que leur charge. Ah! les successeurs n’auront pas la tâche facile!

Il me dit encore, en cette veille de départ: «Serais-je donc le pape qui aurait pu faire l’unité des chrétiens et qui l’aura manquée? J’apprends que le roi d’Angleterre assemble à Southampton cinquante bâtiments pour passer près de quatre cents chevaliers et archers et plus de mille chevaux sur le continent.» Je pense bien qu’il avait appris; c’était moi qui lui avais fait donner la nouvelle. «C’est la moitié de ce qu’il me faudrait pour satisfaire l’empereur Paléologue. Ne pourriez-vous avec l’aide de notre frère le cardinal Capocci, dont je sais bien qu’il n’a pas tous vos mérites et que je ne parviens pas à aimer autant que je vous aime…» Farine, farine, pour m’endormir… «mais qui n’est pas sans crédit auprès du roi Édouard, ne pourriez-vous convaincre celui-ci, au lieu d’employer cette expédition contre la France… Oui, je vois bien ce que vous pensez… Le roi Jean, lui aussi, a convoqué son ost; mais il est accessible aux sentiments d’honneur chevaleresque et chrétien. Vous avez du pouvoir sur lui. Si les deux rois renonçaient à se combattre pour dépêcher ensemble partie de leurs forces vers Constantinople afin qu’elle puisse rallier le giron de la seule Église, quelle gloire n’en retireraient-ils pas? Tentez de leur représenter cela, mon vénérable frère; montrez-leur qu’au lieu d’ensanglanter leurs royaumes, et d’amasser les souffrances sur leurs peuples chrétiens, ils se rendraient dignes des preux et des saints…»

Je répondis: «Très Saint-Père, la chose que vous souhaitez sera la plus aisée du monde, aussitôt que deux conditions auront été remplies: pour le roi Édouard, qu’il ait été reconnu roi de France et sacré à Reims; pour le roi Jean, que le roi Édouard ait renoncé à ses prétentions et qu’il lui ait rendu l’hommage. Ces deux choses accomplies, je ne vois plus d’obstacles… — Vous vous moquez de moi, mon frère; vous n’avez pas la foi. — J’ai la foi, Très Saint-Père, mais je ne me sens pas capable de faire briller le soleil la nuit. Cela dit, je crois de toute ma foi que si Dieu veut un miracle, il pourra l’accomplir sans nous.»

Nous restâmes un moment sans parler, parce qu’on déversait un chariot de moellons dans une cour voisine et qu’une équipe de charpentiers s’était prise de bec avec les rouliers. Le pape abaissait son grand nez, ses grandes narines, sa grande barbe. Enfin, il me dit: «Au moins, obtenez d’eux qu’ils signent une nouvelle trêve. Dites-leur bien que je leur interdis de reprendre les hostilités entre eux. Si aucun prélat ou clerc s’oppose à vos efforts de paix, vous le privez de tous ses bénéfices ecclésiastiques. Et rappelez-vous que si les deux rois persistent à se faire la guerre, vous pouvez aller jusqu’à l’excommunication; cela est écrit dans vos instructions. L’excommunication et l’interdit.»

Après ce rappel de mes pouvoirs, j’avais bien besoin de la bénédiction qu’il me donna. Car vous me voyez, Archambaud, dans l’état où est l’Europe, excommunier les rois de France et d’Angleterre? Édouard aurait aussitôt libéré son Église de toute obédience au Saint-Siège, et Jean aurait envoyé son connétable assiéger Avignon. Et Innocent, qu’aurait-il fait, à votre avis? Je vais vous le dire. Il m’aurait désavoué, et levé les excommunications. Tout cela, ce n’étaient que paroles.

Le lendemain donc, nous partîmes.

Trois jours plus tôt, le 18 juin, les troupes du duc de Lancastre avaient débarqué à La Hague.

QUATRIÈME PARTIE

L’ÉTÉ DES DÉSASTRES

I

LA CHEVAUCHÉE NORMANDE

Tout ne peut être tout le temps néfaste… Ah! vous avez noté, Archambaud, que c’était l’une de mes sentences favorites… Eh! oui, au sein de tous les revers, de toutes les peines, de tous les mécomptes, nous sommes toujours gratifiés de quelque bien qui nous vient réconforter. Il suffit seulement de le savoir apprécier. Dieu n’attend que notre gratitude pour nous prouver davantage sa mansuétude.

Voyez, après cet été calamiteux pour la France, et bien décevant, je le confesse, pour mon ambassade, voyez comme nous sommes favorisés par la saison, et le beau temps que nous avons pour continuer notre voyage! C’est un encouragement du ciel.

Je craignais, après les pluies que nous eûmes en Berry, de rencontrer l’intempérie, la bourrasque et la froidure à mesure que nous avancerions vers le nord. Aussi m’apprêtais-je à me calfeutrer dans ma litière, à m’emmitoufler de fourrures et à nous soutenir de vin chaud. Or voici tout le contraire; l’air s’est adouci, le soleil brille, et ce décembre est comme un printemps. Cela se voit parfois en Provence; mais je n’attendais pas pareille lumière qui ensoleille la campagne, pareille tiédeur qui fait suer les chevaux sous les housses, pour nous accueillir à notre entrée en Champagne.

Il faisait presque moins chaud, je vous assure, quand j’arrivai à Breteuil en Normandie, au début de juillet, pour y trouver le roi.

Car, parti d’Avignon le 21 du mois de juin, j’étais le 12 juillet… ah! bon, vous vous souvenez; je vous l’ai déjà dit… et le Capocci était malade… c’est cela… du train auquel je l’avais mené…

Ce que le roi Jean faisait à Breteuil? Le siège, le siège du château, au terme d’une courte chevauchée normande qui n’avait pas été pour lui un gros triomphe, c’est le moins qu’on puisse dire.

Le duc de Lancastre, je vous le rappelle, débarque en Cotentin le 18 juin. Soyez attentif aux dates; elles ont de l’importance, en l’occurrence… Les astres? Ah, non, je n’ai pas étudié particulièrement les astres de ce jour-là. Ce que je voulais dire, c’est qu’à la guerre, le temps et la rapidité comptent autant et parfois plus que le nombre des troupes.

Dans les trois jours, il fait sa jonction, à l’abbaye de Montebourg, avec les détachements du continent, celui que Robert Knolles, un bon capitaine, amène de Bretagne, et celui qu’a levé Philippe de Navarre. Qu’alignent-ils à eux trois? Philippe de Navarre et Godefroy d’Harcourt n’ont guère avec eux plus d’une centaine de chevaliers. Knolles fournit le plus fort contingent: trois cents hommes d’armes, cinq cents archers, pas tous anglais d’ailleurs; il y a là des Bretons qui viennent avec Jean de Montfort, prétendant au duché contre le comte de Blois qui est l’homme des Valois. Enfin, Lancastre compte à peine cent cinquante armures et deux cents archers, mais il a une grosse remonte de chevaux.