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Lorsque le roi Jean II connut ces chiffres, il eut un grand rire qui le secoua de la panse aux cheveux. Pensait-on l’effrayer avec cette piteuse armée? Si c’était là tout ce que son cousin d’Angleterre pouvait réunir, il n’y avait pas de quoi s’inquiéter grandement. «J’avais bien raison, vous voyez, Charles, mon fils, vous voyez, Audrehem, de ne pas craindre de mettre mon gendre en geôle; oui, j’avais bien raison de me moquer des défis de ces petits Navarre, puisqu’ils ne peuvent produire que si maigres alliés.»

Et il se donnait gloire d’avoir, dès le début du mois, appelé l’ost à Chartres. «N’était-ce pas bonne prévoyance, qu’en dites-vous, Audrehem, qu’en dites-vous, Charles, mon fils? Et vous voyez qu’il suffisait de convoquer le ban, et non l’arrière-ban. Qu’ils courent, ces bons Anglais, qu’ils s’enfoncent dans le pays. Nous allons fondre sur eux et les jeter dans la bouche de Seine.»

On l’avait rarement vu si joyeux, m’a-t-on dit, et je le veux bien croire. Car ce perpétuel battu aime la guerre, au moins en rêve. Partir, donner des ordres du haut de son destrier, être obéi, enfin! car à la guerre les gens obéissent… en tout cas au départ; laisser les soucis de finance ou de gouvernement à Nicolas Braque, à Lorris, à Bucy et aux autres; vivre entre hommes, plus de femmes dans l’entourage; bouger, bouger sans cesse, manger en selle, à grosses bouchées, ou bien sur un talus de route, à l’abri d’un arbre déjà chargé de petits fruits verts, recevoir le rapport des éclaireurs, prononcer de grandes paroles que chacun ira répétant… «Si l’ennemi a soif, il boira son sang»… poser la main sur l’épaule d’un chevalier qui en rougit d’aise… «Jamais las, Boucicaut… ta bonne épée fourmille, noble Coucy!»…

Et pourtant, a-t-il remporté une seule victoire? Jamais. À vingt-deux ans, désigné par son père comme chef de guerre en Hainaut… ah! la belle appellation: chef de guerre!.. il s’est remarquablement fait découdre par les Anglais. À vingt-cinq ans, avec un plus beau titre encore, à croire qu’il les invente: seigneur de la conquête… il a coûté fort cher aux populations du Languedoc, sans réussir, en quatre mois de siège, à s’emparer d’Aiguillon, au confluent du Lot et de la Garonne. Mais à l’entendre, tous ses combats furent prouesses, quelque triste issue ils aient eue. Jamais homme ne s’est acquis tant d’assurance dans l’expérience de la défaite.

Cette fois, il faisait durer son plaisir.

Le temps, pour lui, d’aller prendre l’oriflamme à Saint-Denis et, sans se presser, de gagner Chartres, déjà le duc de Lancastre, passé au sud de Caen, franchissait la Dives et s’en venait dormir à Lisieux. Le souvenir de la chevauchée d’Édouard III, dix ans plus tôt, et surtout du sac de Caen, n’était pas effacé. Des centaines de bourgeois occis dans les rues, quarante mille pièces de drap raflées, tous les objets précieux enlevés pour l’outre-manche, et l’incendie de la ville évité de justesse… certes non, la population normande n’avait pas oublié et elle montrait plutôt de l’empressement à laisser passer les archers anglais. D’autant plus que Philippe d’Évreux-Navarre et messire Godefroy d’Harcourt faisaient bien savoir que ces Anglais étaient des amis. Le beurre, le lait et les fromages étaient abondants, le cidre gouleyant; les chevaux dans ces prés gras ne manquaient pas de fourrage. Après tout, nourrir mille Anglais, un soir, coûtait moins cher que payer au roi, toute l’année ronde, sa gabelle, son fouage, et son impôt de huit deniers à la livre sur les marchandises.

À Chartres, Jean II trouva son ost moins rassemblé et moins prêt qu’il ne le croyait. Il comptait sur une armée de quarante mille hommes. À peine en dénombrait-on le tiers. Mais n’était-ce pas assez, n’était-ce pas déjà trop en regard de l’adversaire qu’il devait affronter? «Eh, je ne paierai point ceux qui ne se sont pas présentés; ce sera tout avantage. Mais je veux qu’on leur adresse remontrances.»

Le temps de s’installer dans son tref fleurdelisé et d’expédier ces remontrances… «Quand le roi veut, chevalier doit»… le duc de Lancastre, lui, était à Pont-Audemer, un fief du roi de Navarre. Il délivrait le château, qu’un parti français assiégeait vainement depuis plusieurs semaines, et renforçait un peu la garnison navarraise, à laquelle il laissait du ravitaillement pour un an; puis, piquant au sud, il allait piller l’abbaye du Bec-Hellouin.

Le temps, pour le connétable, duc d’Athènes, de mettre un peu d’ordre dans la cohue de Chartres… car ceux qui s’étaient présentés piétinaient les blés nouveaux depuis trois semaines et commençaient à s’impatienter… le temps surtout d’apaiser les discordes entre les deux maréchaux, Audrehem et Jean de Clermont, qui se haïssaient de bon cœur, et Lancastre déjà était sous les murs du château de Conches dont il délogea les gens qui l’occupaient au nom du roi. Et puis il y mit le feu. Ainsi les souvenirs de Robert d’Artois et ceux, plus frais, de Charles le Mauvais s’en allèrent en fumée. Il ne porte pas bonheur, ce château-là… Et Lancastre se dirigea sur Breteuil. À part Évreux, toutes les places que le roi avait voulu saisir dans le fief de son gendre étaient reprises l’une après l’autre.

«Nous écraserons ces méchants à Breteuil», dit fièrement Jean II quand son armée put enfin s’ébranler. De Chartres à Breteuil, il y a dix-sept lieues. Le roi voulut qu’on les couvrît en une seule étape. Dès midi, il paraît qu’on commença d’égrener des traînards. Quand les hommes parvinrent, fourbus, à Breteuil, Lancastre n’y était plus. Il avait enlevé la citadelle, pris la garnison française et installé en sa place une troupe solide, commandée par un bon chef navarrais, Sanche Lopez, auquel il laissait, là aussi, du ravitaillement pour un an.

Prompt à se consoler, le roi Jean s’écria: «Nous les taillerons à Verneuil; n’est-ce pas mes fils?» Le Dauphin n’osait dire ce qu’il m’a confié ensuite, à savoir qu’il lui semblait absurde de poursuivre mille hommes avec près de quinze mille. Il ne voulait point paraître moins assuré que ses frères cadets qui tous se modelaient sur leur père et faisaient les ardents, y compris le plus jeune, Philippe, qui n’a que quatorze ans.

Verneuil au bord de l’Avre; l’une des portes de la Normandie. La chevauchée anglaise y était passée la veille, tel un torrent ravageur. Les habitants virent arriver l’armée française comme un fleuve en crue.

Messire de Lancastre sachant ce qui déferlait vers lui, se garda bien de pousser vers Paris. Emmenant le gros butin qu’il avait fait en chemin, ainsi qu’un beau nombre de prisonniers, il reprit prudemment la route de l’ouest… «Sur Laigle, sur Laigle, ils sont partis sur Laigle», indiquèrent les vilains. Entendant cela, le roi Jean se sentit marqué par l’attention divine. Vous voyez bien pourquoi… Mais non, Archambaud, pas à cause de l’oiseau… Ah! vous y êtes… À cause de la Truie-qui-file… le meurtre de Monsieur d’Espagne… Là où avait été perpétré le crime, là même le roi arrivait pour accomplir le châtiment. Il ne permit pas à son armée de dormir plus de quatre heures. À Laigle, il allait rejoindre les Anglais et Navarrais, et ce serait l’heure, enfin, de sa vengeance.