Ainsi, le neuf juillet, ayant fait halte devant le seuil de la Truie-qui-file, le temps d’y ployer sa genouillère de fer… étrange spectacle pour l’armée que celui d’un roi en prière et en pleurs sur une porte d’auberge!.. il apercevait enfin les lances de Lancastre, à deux lieues de Laigle, en lisière de la forêt de Tubœuf… Tout cela, mon neveu, venait de se passer quand on me le conta, trois jours après.
«Lacez heaumes, formez batailles», cria le roi.
Alors, pour une fois d’accord, le connétable et les deux maréchaux s’interposèrent. «Sire, déclara rudement Audrehem, vous m’avez toujours vu ardent à vous servir… — Et moi aussi, dit Clermont. — … mais ce serait folie de nous engager sur-le-champ. Il ne faut plus demander un seul pas à vos troupes. Depuis quatre jours vous ne leur donnez point de répit, et ce jour même vous les avez menées avec plus grande hâte que jamais. Les hommes sont hors de souffle, voyez-les donc; les archers ont les pieds en sang et s’ils n’avaient leur pique pour se soutenir, ils s’écrouleraient sur le chemin même. — Ah! cette piétaille, toujours, qui ralentit tout!» dit Jean II irrité. «Ceux qui chevauchent ne valent pas mieux, lui répliqua Audrehem. Maintes montures sont blessées au garrot par leur charge, et maintes autres boitent, qu’on n’a pu referger. Les hommes d’armure, à tant aller par la chaleur qu’il fait, ont le cul saignant. N’attendez rien de vos bannières, avant qu’elles n’aient pris repos. — Outre quoi, Sire, renchérit Clermont, voyez en quel territoire nous irions attaquer. Nous avons devant nous une forêt dense, où Messire de Lancastre s’est retrait. Il aura toute aisance de faire échapper son parti, cependant que nos archers vont s’empêtrer en taillis et nos lances charger les troncs d’arbres.»
Le roi Jean eut un moment d’humeur méchante, pestant contre les hommes et les circonstances qui faisaient échec à sa volonté. Puis il prit une de ces décisions surprenantes pour lesquelles ses courtisans l’appellent le Bon, afin que leur flatterie lui soit répétée.
Il envoya ses deux premiers écuyers, Pluyan du Val et Jean de Corquilleray, vers le duc de Lancastre pour lui porter défi et lui demander bataille. Lancastre se tenait dans une clairière, ses archers disposés devant lui, tandis que des éclaireurs, partout, observaient l’armée française et repéraient des chemins de repli. Le duc aux yeux bleus vit donc arriver devers lui, escortés de quelques gens d’armes, les deux écuyers royaux qui arboraient pennon fleurdelisé à la hampe de leur lance, et qui soufflaient en cornet comme des hérauts de tournoi. Entouré de Philippe de Navarre, de Jean de Montfort et de Godefroy d’Harcourt, il écouta le discours suivant, que lui tint Pluyan du Val.
Le roi de France arrivait à la tête d’une immense armée, alors que le duc n’en avait qu’une petite. Aussi proposait-il audit duc de s’affronter le lendemain, avec un même nombre de chevaliers de part et d’autre, cent, ou cinquante, ou même trente, dans un lieu à convenir, et selon toutes les règles de l’honneur.
Lancastre reçut courtoisement les propositions du roi «qui se disait de France», mais n’en était pas moins partout réputé pour sa chevalerie. Il assura qu’il envisagerait la chose avec ses alliés, qu’il désignait de la main, car elle était trop sérieuse pour en décider seul. Les deux écuyers crurent pouvoir déduire de ces paroles que Lancastre donnerait réponse le lendemain.
C’est sur cette assurance que le roi Jean commanda de dresser son tref et plongea dans le sommeil. Et la nuit des Français fut celle d’une armée ronflante.
Au matin, la forêt de Tubœuf était vide. On y voyait des traces de passage, mais plus d’Anglais ni de Navarrais. Lancastre avait prudemment replié son monde vers Argentan.
Le roi Jean II laissa éclater son mépris pour ces ennemis sans loyauté, seulement bons au pillage quand ils n’avaient personne devant eux, mais qui s’éclipsaient dès qu’on leur offrait combat. «Nous portons l’Étoile sur le cœur, tandis que la Jarretière leur bat le mollet. Voilà ce qui nous distingue. Ce sont les chevaliers de la fuite.»
Mais songea-t-il à les prendre en chasse? Les maréchaux proposaient de jeter les bannières les plus fraîches sur la voie de Lancastre; à leur surprise, Jean II repoussa l’idée. On eût dit qu’il considérait la bataille gagnée dès lors que l’adversaire n’avait pas relevé son défi.
Il décida donc de revenir vers Chartres pour y dissoudre l’ost. Au passage, il reprendrait Breteuil.
Audrehem lui remontra que la garnison laissée à Breteuil par Lancastre était nombreuse, bien commandée et bien retranchée. «Je connais la place, Sire; on ne l’enlève pas facilement. — Alors pourquoi les nôtres s’en sont-ils laissé déloger? lui répondit le roi Jean. Je conduirai le siège moi-même.»
Et c’est là, mon neveu, que je le rejoignis, en compagnie de Capocci, le 12 juillet.
II
LE SIEGE DE BRETEUIL
Le roi Jean nous reçut armé en guerre, comme s’il allait lancer l’assaut dans la demi-heure. Il nous baisa l’anneau, nous demanda nouvelles du Saint-Père, et, sans écouter la réponse un peu longue, dissertante et fleurie, dans laquelle Niccola Capocci s’était engagé, il me dit: «Monseigneur de Périgord, vous arrivez à point pour assister à un beau siège. Je sais la vaillance qu’on a dans votre famille, et qu’on y est expert aux arts de la guerre. Les vôtres toujours ont très hautement servi le royaume, et si vous n’étiez prince d’Église, vous seriez sans doute maréchal à mon ost. Je gage qu’ici vous allez prendre plaisir.»
Cette manière de ne s’adresser qu’à moi, et pour me complimenter sur ma parentèle, déplut au Capocci, qui n’est pas de très haut lignage, et qui crut bon de dire que nous n’étions pas là pour nous émerveiller de prouesses de guerre, mais pour parler de paix chrétienne.
Je sus aussitôt que les choses n’iraient guère entre mon colégat et le roi de France, surtout quand ce dernier eut vu mon neveu Robert de Durazzo auquel il fit force amitiés, le questionnant sur la cour de Naples et sur sa tante la reine Jeanne. Il faut dire qu’il était très beau, mon Robert, tournure superbe, visage rose, cheveux soyeux… la grâce et la force tout ensemble. Et je vis poindre dans l’œil du roi cette étincelle qui ordinairement luit au regard des hommes quand passe une belle femme. «Où prendrez-vous vos quartiers?» demanda-t-il. Je lui dis que nous nous accommoderions dans une abbaye voisine.
Je l’observai bien, et le trouvai assez envieilli, épaissi, alourdi, le menton plus pesant sous la barbe peu fournie, d’un jaune pisseux. Et il avait pris l’habitude de balancer la tête, comme s’il était gêné au col ou à l’épaule par quelque limaille dans sa chemise d’acier.
Il voulut nous montrer le camp, où notre arrivée avait produit quelque remous de curiosité. «Voici Sa Sainte Éminence Monseigneur de Périgord qui nous est venu visiter», disait-il à ses bannerets, comme si nous étions venus tout exprès pour lui porter l’aide du ciel. Je distribuai les bénédictions. Le nez de Capocci s’allongeait de plus en plus.
Le roi tenait beaucoup à me faire connaître le chef de son engeignerie auquel il semblait accorder plus d’importance qu’à ses maréchaux ou même son connétable. «Où est l’Archiprêtre?… A-t-on vu l’Archiprêtre?… Bourbon, faites appeler l’Archiprêtre…» Et je me demandais ce qui pouvait bien valoir le surnom d’archiprêtre au capitaine qui commandait les machines, mines et artillerie à poudre.
Étrange bonhomme que celui qui vint à nous, monté sur de longues pattes arquées prises dans des jambières et des cuissots d’acier; il avait l’air de marcher sur des éclairs. Sa ceinture, très serrée sur le surcot de cuir, lui donnait une tournure de guêpe. De grandes mains aux ongles noirs et qu’il tenait écartées du corps, à cause des cubitières de métal qui lui protégeaient les bras. Une gueule assez louche, maigre, aux pommettes saillantes, aux yeux étirés, et l’expression goguenarde de quelqu’un qui est toujours prêt à s’offrir pour un quart de sol la figure d’autrui. Et pour coiffer le tout, un chapeau de Montauban, à larges bords, tout en fer, avançant en pointe au-dessus du nez, avec deux fentes pour pouvoir regarder à travers quand il baissait la tête. «Où étais-tu l’Archiprêtre? On te cherchait», dit le roi qui précise à mon intention: «Arnaud de Cervole, sire de Vélines. — Archiprêtre, pour vous servir… Monseigneur cardinal…», ajoute l’autre d’un ton moqueur qui ne me plaît guère.