Et soudain, je me rappelle… Vélines, c’est de chez nous, Archambaud… bien sûr, près de Sainte-Foy-la-Grande, aux limites du Périgord et de la Guyenne. Et le bonhomme avait bel et bien été archiprêtre, un archiprêtre sans latin ni tonsure, certes, mais archiprêtre quand même. Et d’où cela? Mais tout naturellement de Vélines, son petit fief, dont il s’était fait attribuer la cure, touchant ainsi à la fois les redevances seigneuriales et les revenus ecclésiastiques. Il ne lui en coûtait que de payer un vrai clerc, au rabais, pour assurer le travail d’Église… jusqu’à ce que le pape Innocent lui supprime son bénéfice, comme toutes autres commendes de cette nature, au début du pontificat. «Les brebis doivent être gardées par un pasteur…»; ce que je vous contais l’autre jour. Alors, envolée l’archiprêtrise de Vélines! J’avais eu à connaître de l’affaire entre cent de même sorte, et je savais que le gaillard ne portait pas la cour d’Avignon au plus haut de son cœur. Pour une fois, je dois dire, je donnais pleine raison au Saint-Père. Et je devinai que ce Cervole n’allait pas, lui non plus, me faciliter les choses.
«L’Archiprêtre m’a fait un fier travail à Évreux, et la ville est redevenue nôtre», me dit le roi pour mettre en valeur son artificier. «C’est même la seule que vous ayez reprise au Navarrais, Sire», lui répondit Cervole avec un bel aplomb. «Nous en ferons autant de Breteuil. Je veux un beau siège, comme celui d’Aiguillon. — À ceci près que vous n’avez jamais pris Aiguillon, Sire.»
Diantre, me dis-je, l’homme est bien en cour, pour parler avec cette franchise.
«C’est qu’on ne m’en a point, hélas, laissé le temps», dit tristement le roi.
Il fallait être l’Archiprêtre… je me suis mis moi aussi à l’appeler l’Archiprêtre, puisque tout le monde le nommait ainsi… il fallait être cet homme-là pour balancer son chapeau de fer et murmurer, devant son souverain: «Le temps, le temps… six mois…»
Et il fallait être le roi Jean pour s’obstiner à croire que le siège d’Aiguillon, qu’il avait conduit dans l’année même où son père se faisait écraser à Crécy, représentait un modèle de l’art militaire. Une entreprise ruineuse, interminable. Un pont qu’il avait ordonné de construire pour approcher la forteresse, et dans un si bon emplacement que les assiégés l’avaient détruit six fois. Des machines compliquées qu’on avait dû acheminer à grands frais et grande lenteur, depuis Toulouse… et pour un résultat parfaitement nul.
Eh bien! c’était là-dessus que le roi Jean fondait sa gloire et qu’il autorisait son expérience. En vérité, acharné comme il est à régler ses rancunes envers le destin, il voulait prendre, à dix ans de distance, sa revanche d’Aiguillon, et prouver que ses méthodes étaient les bonnes; il voulait laisser dans la mémoire des nations le souvenir d’un grand siège.
Et c’était pour cela que, négligeant de poursuivre un ennemi qu’il aurait pu battre sans beaucoup de peine, il venait de planter son tref devant Breteuil. Encore, s’adressant à l’Archiprêtre, fort versé dans le nouvel usage des destructions par la poudre, on eût pu croire qu’il avait résolu de miner les murailles du château, comme on avait fait à Évreux. Mais non. Ce qu’il demandait à son maître de l’engeignerie, c’était d’élever des constructions d’assaut qui permettraient de passer par-dessus les murs. Et les maréchaux et les capitaines écoutaient, pleins de respect, les ordres du roi et s’affairaient à les accomplir. Aussi longtemps qu’un homme commande, fût-ce le pire imbécile, il y a des gens pour croire qu’il commande bien.
Quant à l’Archiprêtre… j’eus l’impression que l’Archiprêtre se moquait de tout. Le roi voulait des rampes, des échafaudages, des beffrois; eh bien, on lui en construirait, et l’on demanderait paiement en conséquence. Si ces appareils d’autrefois, ces machineries d’avant les pièces à feu n’apportaient pas le résultat escompté, le roi n’aurait à s’en prendre qu’à lui-même. Et l’Archiprêtre ne laisserait à personne le soin de le lui dire; il avait sur le roi Jean cet ascendant qu’ont parfois les soudards sur les princes, et il ne se gênait pas pour en user, une fois que le trésorier lui avait aligné sa solde et celle de ses compagnons.
La petite ville normande se transforma en un immense chantier. On creusait des retranchements autour du château. La terre retirée des fossés servait à établir des plates-formes et des pentes d’assaut. Ce n’était que bruits de pelles et de charrois, grincements d’essieux, claquements de fouets et jurons. Je me serais cru revenu à Villeneuve.
Les haches retentissaient dans les forêts avoisinantes. Certains villageois des parages faisaient leurs affaires, s’ils vendaient de la boisson. D’autres avaient la mauvaise surprise de voir soudain six goujats démolir leur grange pour en emporter les poutres. «Service du roi!» C’était vite dit. Et les pioches de s’attaquer aux murs de torchis, et les cordes de tirer sur les bois de colombages, et bientôt, dans un grand craquement, tout s’écroulait. «Il aurait bien pu aller se planter ailleurs, le roi, plutôt que de nous envoyer ces malfaisants qui nous ôtent nos toits de dessus la tête», disaient les manants. Ils commençaient à trouver que le roi de Navarre était un meilleur maître, et que même la présence des Anglais pesait moins lourd que celle du roi de France.
Je restai donc à Breteuil un morceau de juillet, au grand dam de Capocci qui aurait préféré le séjour de Paris… moi aussi je l’eusse préféré!.. et qui envoyait en Avignon des missives pleines d’acrimonie où il laissait entendre fielleusement que je me plaisais plus à contempler la guerre qu’à faire avancer la paix. Or comment, je vous le demande, pouvais-je faire avancer la paix sinon en parlant au roi, et où pouvais-je lui parler, sinon au siège dont il ne paraissait pas vouloir s’éloigner? Il passait ses journées à tourner autour des travaux en compagnie de l’Archiprêtre; il usait son temps à vérifier un angle d’attaque, à s’inquiéter d’un épaulement, et surtout à regarder monter la tour de bois, un extraordinaire beffroi sur roues où l’on pourrait loger force archers, avec tout un armement d’arbalètes et de traits à feu, une machine comme on n’en avait point vu depuis les temps antiques. Il ne suffisait pas d’en bâtir les étages; il fallait encore trouver assez de peaux de bœufs pour revêtir cet énorme échafaud; et puis construire un chemin dur et plat, pour pouvoir l’y pousser. Mais quand elle serait prête, la tour, on verrait des choses étonnantes!
Le roi me conviait souvent à souper, et là je pouvais l’entretenir. «La paix? me disait-il. Mais c’est tout mon désir. Voyez, je suis en train de dissoudre mon ost, gardant juste avec moi ce qu’il me faut pour ce siège. Attendez que j’aie pris Breteuil, et aussitôt après je veux bien faire la paix, pour complaire au Saint-Père. Que mes ennemis me soumettent leurs propositions. — Sire, disais-je, il faudrait savoir quelles propositions vous seriez prêt à considérer… — Celles qui ne seront pas contraires à mon honneur.» «Ah! ce n’était pas tâche facile! Ce fut moi, hélas, qui eut à lui apprendre, car j’étais mieux informé que lui, que le prince de Galles rassemblait des troupes à Libourne et à La Réole pour une nouvelle chevauchée.