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«Et vous me parlez de paix, Monseigneur de Périgord?

— Précisément, Sire, afin d’éviter que de nouveaux malheurs… — Cette fois, je ne permettrai pas que le prince d’Angleterre s’ébatte en Languedoc comme il le fit l’an passé. Je vais convoquer l’ost de nouveau, pour le 1er août, à Chartres.»

Je m’étonnai qu’il laissât partir ses bannières pour les rappeler, une semaine plus tard. Je m’en ouvris, discrètement, au duc d’Athènes, à Audrehem, car tout ce monde venait me voir et se confiait à moi. Non, le roi s’obstinait, par un souci d’économie qui ne lui ressemblait guère, à renvoyer d’abord le ban, qu’il avait appelé le mois précédent, pour le rappeler, avec l’arrière-ban. Quelqu’un avait dû lui dire, Jean d’Artois peut-être ou une aussi fine cervelle, qu’il épargnerait ainsi quelques jours de solde. Mais il aurait pris un mois de retard sur le prince de Galles. Oh! oui, il lui fallait faire la paix; et plus il attendrait, moins elle serait négociable à sa satisfaction.

Je connus mieux l’Archiprêtre, et je dois dire que le bonhomme m’amusa. Le Périgord le rapprochait de moi; il vint me demander de lui faire rendre son bénéfice. Et en quels termes! «Votre Innocent… — Le Saint-Père, mon ami, le Saint-Père… lui disais-je. — Bon, le Saint-Père, si vous voulez, m’a supprimé ma commande pour le bon ordre de l’Église… ah! c’est ce que l’évêque m’a dit. Eh quoi? Croit-il donc qu’il n’y avait pas d’ordre à Vélines, avant lui? La cure des âmes, messire cardinal, vous pensez que je ne l’exerçais point? Il aurait fait beau voir qu’un agonisant trépassât sans les sacrements. À la moindre maladie, j’envoyais le tonsuré. Ça se paye, les sacrements. Et les gens qui passaient devant ma justice: amende. Ensuite, à confesse; et la taxe de pénitence. Les adultères, la même chose. Je sais comment ça se mène, moi, les bons chrétiens.» Je lui disais: «L’Église a perdu un archiprêtre, mais le roi a gagné un bon chevalier.» Car Jean II l’avait armé chevalier, l’an passé.

Tout n’est pas mauvais, dans ce Cervole. Il a, pour parler des bords de notre Dordogne, des accents tendres qui surprennent. L’eau verte de la vaste rivière où se reflètent nos manoirs, le soir, entre les peupliers et les frênes; les prairies grasses au printemps, la chaleur sèche des étés qui fait mûrir les orges jaunes; les soirs qui sentent la menthe; les raisins de septembre où nous mordions, enfants, dans des grappes chaudes… Si tous les hommes de France aimaient leur terre autant que l’aime cet homme-là, le royaume serait mieux défendu.

Je finis par comprendre les raisons de la faveur donc il jouissait. D’abord, il avait rejoint le roi dans la chevauchée de Saintonge, en 51, une petite équipée, mais qui avait permis à Jean II de croire qu’il serait un roi victorieux. L’Archiprêtre lui avait amené sa troupe, vingt armures et soixante sergents de pied. Comment les avait-il pu rassembler, à Vélines? Toujours est-il que cela formait une compagnie. Mille écus d’or, réglés par le trésorier des guerres, pour le service d’une année… Cela permettait au roi de dire: «Nous sommes compagnons de longtemps, n’est-ce pas vrai, l’Archiprêtre?»

Ensuite, il avait servi sous Monsieur d’Espagne, et, malin, ne manquait jamais de le rappeler devant le roi. C’était même sous les ordres de Charles d’Espagne, dans la campagne de 53, qu’il avait chassé les Anglais de son propre château de Vélines et des terres avoisinantes, Montcarret, Montaigne, Montravel… Les Anglais tenaient Libourne et y avaient grosse garnison d’archers. Mais lui, Arnaud de Cervole, tenait Sainte-Foy et n’était pas disposé à se la laisser enlever… «Je suis contre le pape parce qu’il m’a ôté mon archiprêtrise; je suis contre l’Anglais parce qu’il a ravagé mon château; je suis contre le Navarrais parce qu’il a occis mon connétable. Ah! que n’ai-je été à Laigle, auprès de lui, pour le défendre!»… C’était baume pour les oreilles du roi.

Et puis, enfin, l’Archiprêtre excelle aux nouveaux engins à feu. Il les aime, il les apprivoise, il s’en amuse. Rien ne lui plaît tant, il me l’a dit, que d’allumer une mèche, après de souterraines préparations, et de voir une tour de château s’ouvrir comme une fleur, comme un bouquet, projetant en l’air hommes et pierres, piques et tuiles. À cause de cela, il est entouré, sinon d’estime, du moins d’un certain respect; car beaucoup, parmi les plus hardis chevaliers, répugnent à s’approcher de ces armes du diable que lui manie comme en se jouant. Il y a des gens ainsi, chaque fois qu’apparaissent de nouveaux procédés de guerre, qui en ont le sens immédiat et se font une réputation de leur emploi. Alors que les valets d’armes, les mains sur les oreilles, courent à mettre à l’abri, et que même les barons et les maréchaux reculent prudemment, Cervole, une lumière amusée dans l’œil, regarde rouler les barils de poudre, donne des ordres nets, enjambe les fougasses, se coule dans les sapes en rampant sur ses cubitières, ressort, bat tranquillement le briquet, prend son temps pour gagner un angle mort ou s’accroupir derrière un muret, tandis que part le tonnerre, que la terre tremble et que les murs s’entrouvrent.

Pareilles tâches exigent des équipes solides. Cervole a formé la sienne; des brutes habiles, des amateurs de massacre, ravis de répandre la terreur, de briser, de détruire. Il les paye bien; car le risque vaut salaire. Et il va flanqué de ses deux lieutenants qu’on croirait choisis pour leurs noms: Gaston de la Parade et Bernard d’Orgueil. Entre nous, le roi Jean aurait mieux employé ces trois artificiers-là, Breteuil serait tombé en une semaine. Mais non; il voulait son beffroi roulant. Cependant que la grande tour s’élevait, don Sanche Lopez, ses Navarrais et ses Anglais, enfermés dans le château, n’avaient pas l’air autrement émus. Les gardes se relayaient, à heures fixes, sur les chemins de ronde. Les assiégés, bien pourvus de vivres, avaient la mine grasse. De temps en temps, ils envoyaient une volée de flèches sur les terrassiers, mais avec parcimonie, pour ne pas user inutilement leurs munitions. Ces tirs, qui se produisaient parfois au passage du roi, lui procuraient des illusions d’exploit… «Avez-vous vu? Tout un vol de flèches est arrivé sur lui, et point n’a bronché notre Sire; ah! le bon roi…» Et permettaient à l’Archiprêtre, à l’Orgueil, à la Parade de lui crier: «Gardez-vous, Sire, on vous ajuste!»… en lui faisant rempart de leur corps contre des traits qui venaient finir dans l’herbe, à leurs pieds.

Il ne sentait pas bon, l’Archiprêtre. Mais il faut convenir que tout le monde puait, que tout le camp puait, et que c’était surtout par l’odeur que Breteuil était assiégée! La brise charriait des senteurs d’excréments, car tous ces hommes qui pelletaient, charroyaient, sciaient, clouaient, se soulageaient au plus près de leur labeur. On ne se lavait guère, et le roi lui-même, constamment en cuirasse…

Usant d’autant de parfums et d’essences que je pouvais, j’eus le temps de bien observer les faiblesses du roi Jean. Ah! c’est merveille que tant d’inconscience!

Il avait là deux cardinaux mandés par le Saint-Père pour tenter une grande paix générale; il recevait des courriers de tous les princes d’Europe qui blâmaient sa conduite envers le roi de Navarre et lui donnaient conseil de le libérer; il apprenait que les aides, partout, rentraient mal, et que non seulement en Normandie, non seulement à Paris, mais dans le royaume entier, l’humeur des gens était mauvaise et toute prête à la révolte; il savait, surtout, que deux armées anglaises s’apprêtaient contre lui, celle de Lancastre en Cotentin, qui recevait renforts, et celle d’Aquitaine… Mais rien n’avait d’importance, à ses yeux, que le siège d’une petite place normande, et rien ne l’en pouvait distraire. S’obstiner sur le détail sans plus apercevoir l’ensemble est un grand vice de nature, chez un prince.