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Durant tout un mois, Jean II n’alla qu’une fois à Paris, quatre jours, et pour y commettre la sottise que je vous dirai. Et le seul édit dont il n’ait pas alors laissé le soin à ses conseillers fut pour faire crier dans les bourgs et bailliages, à six lieues autour de Breteuil, que toutes manières de maçons, charpentiers, fouleurs, mineurs, houeurs, coupeurs de bois et autres manouvriers vinssent devers lui, de jour comme de nuit, portant les instruments et outils nécessaires à leurs métiers, afin de travailler aux pièces de siège.

La vue de son grand beffroi mobile, son atournement d’assaut comme il l’appelait, l’emplissait de satisfaction. Trois étages; chaque plate-forme assez large pour que deux cents hommes y puissent tenir et combattre. Cela ferait donc six cents soldats au total qui occuperaient cette machine extraordinaire, quand on aurait apporté assez de fagots et fascines, charrié assez de pierres et tassé de terre pour lui former le chemin où elle roulerait sur ses quatre roues énormes.

Le roi Jean était si fier de son beffroi qu’il avait invité à le voir monter et mettre en œuvre. Ainsi s’en étaient venus le bâtard de Castille, Henri de Trastamare, ainsi que le comte de Douglas.

«Messire Édouard a son Navarrais, mais moi j’ai mon Écossais», disait joliment le roi. À la différence près que Philippe de Navarre apportait aux Anglais la moitié de la Normandie, tandis que messire de Douglas n’apportait rien d’autre au roi de France que sa vaillante épée.

J’entends encore le roi nous expliquer: «Voyez, messeigneurs: cet atournement peut être poussé au point que l’on veut des remparts, les surplomber, permettre aux assaillants de jeter dans la place toutes sortes de carreaux et projectiles, d’attaquer à hauteur même des chemins de ronde. Les cuirs qu’on cloue dessus ont pour objet d’amortir les flèches.» Et moi qui m’obstinais à lui parler des conditions de la paix!

L’Espagnol et l’Écossais n’étaient pas seuls à contempler l’énorme tour de bois. Les gens de messire Sanche Lopez la regardaient aussi, avec prudence, car l’Archiprêtre avait monté d’autres machines qui arrosaient copieusement la garnison de balles de pierre et de traits à poudre. Le château était pour ainsi dire décoiffé. Mais les gens de Lopez n’avaient pas l’air tellement effrayés. Ils ménageaient des trous dans leurs propres murailles, à mi-hauteur. «Pour mieux pouvoir fuir», disait le roi.

Enfin le grand jour arriva. J’y fus, un peu en retrait sur une petite butte, car la chose m’intéressait. Le Saint-Siège a des troupes, et des villes qu’il nous faut pouvoir défendre… Le roi Jean II paraît, coiffé de son heaume couronné de fleurs d’or. De son épée flamboyante, il donne le signe de l’attaque, tandis que les trompes sonnent. Au sommet de la tour tendue de cuir flotte la bannière aux fleurs de lis, et, au-dessous, les bannières des troupes qui occupent les trois étages. C’est un bouquet d’étendards que ce beffroi! Et voilà qu’il se meut. Hommes et chevaux lui sont attelés, par grappes, et l’Archiprêtre scande l’effort à grands coups de gueule… On m’a dit avoir employé pour mille livres de cordes de chanvre. L’engin progresse, très lentement avec des gémissements de bois et quelques oscillations, mais il progresse. De le voir ainsi avancer, se balançant un peu et tout hérissé de drapeaux, on dirait un navire qui va à l’abordage. Et il aborde, en effet, dans un grand tumulte. Déjà, on se bat sur les créneaux, à hauteur de la troisième plate-forme. Les épées se croisent, les flèches partent en vols serrés. L’armée qui enserre le château, tout entière tête levée, a le souffle suspendu. Là-haut se font de beaux exploits. Le roi, la ventaille ouverte, assiste, superbe, à ce combat dans les airs.

Et puis soudain, un énorme fracas fait sursauter les troupes, et un jet de fumée enveloppe les bannières, au sommet du beffroi.

Messire de Lancastre avait laissé des bouches de canon à don Sanche Lopez, que celui-ci s’était bien gardé d’utiliser jusqu’à présent. Et voilà que ces bouches, par les trous ménagés dans la muraille, tirent à bout portant dans la tour roulante, crevant les peaux de bœufs qui la recouvrent, fauchant des rangées d’hommes sur les plates-formes, brisant les pièces de charpente.

Les balistes et les catapultes de l’Archiprêtre ont beau se mettre de la partie, elles ne peuvent empêcher qu’une deuxième salve ne soit tirée, puis une troisième. Ce ne sont plus seulement des boulets de fonte, mais aussi des pots enflammés, des sortes de feux grégeois qui viennent frapper le beffroi. Les hommes tombent, en hurlant, ou se ruent à dévaler les échelles, ou même se lancent dans le vide, affreusement brûlés. Les flammes commencent à jaillir du toit de la belle machine. Et puis, dans un craquement d’enfer, le plus haut étage s’effondre, écrasant ses occupants sous un brasier… De ma vie, Archambaud, je n’ai entendu plus effroyable clameur de souffrance; et encore je n’étais pas au plus près. Les archers étaient pris dans un enchevêtrement de poutres incandescentes. Poitrines défoncées, leurs jambes, leurs bras cramaient. Les peaux de bœufs, en brûlant, répandaient une odeur atroce. La tour se mit à pencher, à pencher, et alors qu’on croyait qu’elle allait s’écrouler, elle s’immobilisa, inclinée, flambant toujours. On y jeta de l’eau comme on put, on s’affaira à en retirer les corps écrasés ou brûlés, tandis que les défenseurs du château dansaient de joie sur les murailles en criant: «Saint Georges loyauté! Navarre loyauté!»

Le roi Jean, devant ce désastre, semblait chercher autour de lui un coupable, alors qu’il n’y en avait d’autre que lui-même. Mais l’Archiprêtre était là, sous son chapeau de fer, et la grande colère qui allait éclater resta dans le heaume royal. Car Cervole était sans doute le seul homme de toute l’armée qui n’eût pas hésité à dire au roi: «Voyez votre ânerie, Sire. Je vous avais conseillé de creuser des mines, plutôt que de bâtir ces grands échafauds qui ne sont plus d’usage depuis bientôt cinquante ans. On n’est plus au temps des Templiers, et Breteuil n’est pas Jérusalem.»

Le roi demanda simplement: «Cet atournement peut-il être réparé? — Non, Sire. — Alors cassez ce qu’il en reste. Cela servira à combler les fossés.»

Ce soir-là, je pensai opportun de l’entreprendre sérieusement sur les approches d’un traité de paix. Les revers ordinairement ouvrent l’oreille des rois à l’entendement de la sagesse. L’horreur dont nous venions d’être témoins me permettait d’en appeler à ses sentiments chrétiens. Et si son ardeur chevaleresque était avide de prouesses, le pape lui en offrait, à lui et aux princes d’Europe, de bien plus méritoires et plus glorieuses du côté de Constantinople. Je me fis rebuffer, ce qui remplit d’aise Capocci.

«J’ai deux chevauchées anglaises qui me menacent en mon royaume et ne puis différer de m’apprêter à leur courir sus. C’est là tout mon souci pour le présent. Nous reparlerons à Chartres, s’il vous plaît.»

Les dangers qu’il ignorait la veille lui paraissaient soudain d’urgence première.

Et Breteuil? Qu’allait-il décider pour Breteuil? Préparer un nouvel assaut demanderait un autre mois aux assiégeants. Les assiégés, pour leur part, s’ils n’avaient épuisé ni leurs vivres ni leurs munitions, avaient été pas mal éprouvés. Ils avaient des blessés, leurs tours étaient décoiffées. Quelqu’un parla de négocier, d’offrir à la garnison une reddition honorable. Le roi se tourna vers moi. «Eh bien, Monseigneur cardinal…»