Ce fut mon tour de lui marquer hauteur. J’étais venu d’Avignon pour œuvrer à une paix générale, non pour m’entremettre dans une quelconque livraison de forteresse. Il comprit son erreur, et se donna contenance par ce qu’il crut être une repartie plaisante. «Si cardinal est empêché, archiprêtre peut faire office.»
Et le lendemain, tandis que la tour de bois fumait encore et que les terrassiers s’étaient remis à l’œuvre, mais cette fois pour enterrer les morts, notre sire de Vélines, monté sur ses guêtres d’acier, et précédé de trompes sonnantes, s’en alla conférer avec don Sanche Lopez. Ils marchèrent un long moment devant le pont-levis du château, regardés par les soldats des deux camps.
Ils étaient l’un comme l’autre, hommes de métier et ne pouvaient s’en faire accroire… «Si je vous avais attaqué avec des mines à poudre, sous vos murs, messire? — Ah! messire, je pense que vous seriez venu à bout de nous. — Combien de temps pouvez-vous tenir encore? — Moins longtemps que nous le souhaiterions, mais plus que vous ne l’espérez. Nous avons suffisance d’eau, de victuailles, de flèches et de boulets.»
Au bout d’une heure l’Archiprêtre s’en revint vers le roi. «Don Sanche Lopez consent à vous remettre le château, si vous lui laissez libre départ et si vous lui donnez de l’argent. — Soit, qu’on lui en donne et qu’on en finisse!»
Deux jours plus tard, les gens de la garnison, têtes hautes et bourses pleines, sortaient pour s’en aller rejoindre Monseigneur de Lancastre. Le roi Jean devrait réparer Breteuil à ses frais. Ainsi se terminait ce siège qu’il avait voulu mémorable. Encore eut-il le front de nous soutenir que sans son beffroi d’assaut la place serait venue moins vite à composition.
III
L’HOMMAGE DE PHŒBUS
Vous regardez s’éloigner Troyes? Belle cité, n’est-ce pas, mon neveu, surtout par ce matin tout éclairé de soleil. Ah! c’est une grande chance pour une ville que d’avoir donné naissance à un pape. Car les beaux hôtels et palais que vous avez vus autour de la Maison de Ville, et l’église Saint-Urbain qui dans l’art nouveau est un joyau, avec sa foison de vitraux, et bien d’autres bâtiments encore dont vous avez admiré l’ordonnance, tout cela est dû au fait que Urbain IV, qui occupa le trône de saint Pierre voici tout près d’un siècle, et pour trois ans seulement, avait vu le jour à Troyes, dans une boutique, là même où s’élève à présent son église. C’est ce qui a donné de la gloire à la ville, et comme un élan de prospérité. Ah! si pareille fortune avait pu échoir à notre cher Périgueux… Enfin, je ne veux plus parler de cela, car vous croiriez que je n’ai rien d’autre en tête…
À présent, je connais le chemin du Dauphin. Il nous suit. Il sera demain à Troyes. Mais il gagnera Metz par Saint-Dizier et Saint-Mihiel, tandis que nous passerons par Châlons et Verdun. D’abord, parce que j’ai affaire à Verdun… je suis chanoine de la cathédrale… et puis parce que je ne veux point paraître me joindre avec le Dauphin. Mais rapprochés comme nous sommes, nous pourrons à tout moment échanger messagers, dans la journée ou presque; et puis nos liaisons deviennent plus aisées et rapides, avec Avignon…
Quoi donc? Qu’avais-je promis de vous conter et que j’ai oublié? Ah… ce que fit le roi Jean à Paris, pendant les quatre jours qu’il s’absenta du siège de Breteuil?…
Il allait recevoir l’hommage de Gaston Phœbus. Un succès, un triomphe pour le roi Jean, ou plutôt pour le chancelier Pierre de La Forêt qui avait, patiemment, habilement, préparé la chose. Car Phœbus est beau-frère du roi de Navarre et leurs domaines tout voisins, au seuil des Pyrénées. Or, cet hommage traînait depuis le début du règne. L’obtenir au moment où Charles de Navarre était en prison, voilà qui pouvait changer les choses, et modifier le jugement de plusieurs cours d’Europe.
Bien sûr, la réputation de Phœbus est venue jusqu’à vous… Oh! pas seulement un grand veneur, mais aussi un grand jouteur, un grand liseur, un grand bâtisseur et, de surcroît, un grand séducteur. Je dirais: un grand prince dont la peine est de n’avoir qu’un petit État. On assure qu’il est le plus bel homme de ce temps, et j’y souscris volontiers. Très haut, et d’une force à se battre avec les ours… au propre, mon neveu, avec un ours, il l’a fait!.. il a la jambe bien fendue, la hanche mince, l’épaule large, le visage lumineux, la dent très blanche sous le sourire. Et puis surtout il a cette masse de cheveux d’un or cuivré, cette toison radieuse, ondulée, arrondie jusqu’au bas du col, cette couronne naturelle, flamboyante, qui lui a fait prendre le soleil pour emblème, ainsi que son surnom de Phœbus, qu’il écrit d’ailleurs avec un F et un é… Fébus… parce qu’il a dû le choisir avant d’avoir un peu de grec. Il ne porte jamais de chaperon et va toujours nu-tête comme les anciens Romains, ce qui est unique dans nos usages.
Je fus chez lui, naguère. Car il a fait si bien que tout ce qui compte dans le monde chrétien passe par sa petite cour d’Orthez dont il est arrivé à ce qu’elle soit une grande cour. Quand je m’y trouvais, j’y rencontrai un comte palatin, un prélat du roi Édouard, un premier chambellan du roi de Castille, sans compter des physiciens réputés, un célèbre imagier, et de grands docteurs ès lois. Tout ce monde splendidement traité.
Je ne sais que le roi Lusignan de Chypre qui ait si rayonnante et si influente cour, sur un si étroit territoire; mais il dispose de beaucoup plus de moyens, de par les profits du commerce.
Phœbus a une rapide et plaisante façon de vous montrer ce qui lui appartient: «Voici mes chiens de meute… mes chevaux… voici ma maîtresse… voici mes bâtards… Madame de Foix se porte bien, Dieu soit loué. Vous la verrez ce soir.»
Le soir, dans la longue galerie qu’il a fait ouvrir au flanc de son château, et d’où l’on domine un horizon montueux, toute la cour se réunit et déambule, pendant un grand moment, en atours superbes, tandis qu’une ombre bleue tombe sur le Béarn. De place en place sont d’immenses cheminées qui flambent et, entre les cheminées, le mur est peint à fresque de scènes de chasse qui sont travail d’artistes venus d’Italie. L’invité qui n’a pas apporté tous ses joyaux et ses meilleures robes, croyant à un séjour dans un petit château de montagne, fait fort mauvaise figure. Je vous en avertis, s’il vous advient un jour d’y aller… Madame Agnès de Foix, qui est Navarre, la sœur de la reine Blanche et presque aussi belle qu’elle, est toute cousue d’or et de perles. Elle parle peu, ou plutôt, on le devine, elle craint de parler. Elle écoute les ménestrels qui chantent Aqueres mountanes que son époux a composé, et que les Béarnais aiment à reprendre en chœur.
Phœbus, lui, va de groupe en groupe, salue l’un, salue l’autre, accueille un seigneur, complimente un poète, s’entretient avec un ambassadeur, s’informe en marchant des affaires du monde, laisse tomber un avis, donne un ordre à mi-voix et gouverne en causant. Jusqu’à ce que douze grands flambeaux portés par des valets à sa livrée le viennent quérir pour passer à souper, avec tous ses hôtes. Parfois il ne se met à table qu’à la minuit.
Un soir je l’ai surpris, appuyé contre une arche de la galerie ouverte, à soupirer devant son gave argenté et son horizon de montagnes bleues: «Trop petit, trop petit… On dirait, Monseigneur, que la Providence prend un plaisir malin, en faisant rouler les dés, à les apparier à l’envers…»
Nous venions de parler de la France, du roi de France, et je compris ce qu’il voulait me donner à entendre. Grand homme souvent ne reçoit à gouverner que petite terre, alors qu’à l’homme faible échoit le grand royaume. Et il ajouta: «Mais si petit que soit mon Béarn, j’entends qu’il n’appartienne à personne qu’à lui-même.»