Ses lettres sont merveille. Il ne manque à y inscrire aucun de ses titres: «Nous, Gaston III, comte de Foix, vicomte de Béarn, vicomte de Lautrec, de Marsan et de Castillon…» et quoi donc encore… ah, oui: «seigneur de Montesquieu et de Montpezat…» et puis, et puis, entendez comme cela sonne: «viguier d’Andorre et de Capsire…» et il signe seulement «Fébus»… avec son F et son é, bien sûr, peut-être pour se distinguer même d’Apollon… tout comme sur les châteaux et monuments qu’il construit ou embellit, on voit gravé en hautes lettres: «Fébus l’a fait.»
Il y a de l’outrance, certes, en son personnage; mais il faut se rappeler qu’il n’a que vingt-cinq ans. Pour son âge, il a déjà montré beaucoup d’habileté. De même qu’il a montré son courage; il fut des plus vaillants à Crécy. Il avait quinze ans. Ah! j’omets de vous dire, si vous ne le savez: il est petit-neveu de Robert d’Artois. Son grand-père épousa Jeanne d’Artois, la propre sœur de Robert, laquelle, aussitôt après son veuvage, a marqué tant d’appétit pour les hommes, mené vie si scandaleuse, causé tant d’embrouilles… et pourrait tant en causer encore… mais si, elle vit toujours; un peu plus de soixante ans, et une belle santé… que son petit-fils, notre Phœbus, a dû la cloîtrer dans une tour du château de Foix où il la fait garder bien étroitement. Ah! c’est un sang lourd que celui des d’Artois!
Et voilà l’homme dont La Forêt, l’archevêque-chancelier, alors que tout devient contraire au roi Jean, obtient qu’il vienne rendre l’hommage. Oh! ne vous méprenez point. Phœbus a bien réfléchi sa décision, et il n’agit, précisément, que pour protéger l’indépendance de son petit Béarn. L’Aquitaine touchant à la Navarre, et lui-même touchant aux deux, leur alliance, à présent patente, ne lui sourit guère; cela menace d’une grosse pesée ses courtes frontières. Il aimerait bien se garantir du côté du Languedoc où il a eu maille à partir avec le comte d’Armagnac, gouverneur du roi. Alors, rapprochons-nous de la France, finissons-en de cette mésentente, et dans ce dessein, rendons l’hommage dû pour notre comté de Foix. Bien sûr, Phœbus plaidera la libération de son beau-frère Navarre, on en est convenu, mais pour la forme, pour la forme seulement, comme si c’était le prétexte au rapprochement. Le jeu est fin. Phœbus pourra toujours dire aux Navarre: «Je n’ai rendu l’hommage que dans l’intention de vous servir.»
En une semaine, Gaston Phœbus séduisit Paris. Il était arrivé avec une nombreuse escorte de gentilshommes, des serviteurs à foison, vingt chars pour transporter sa garde-robe et son mobilier, une meute splendide et une partie de sa ménagerie de bêtes fauves. Tout ce cortège s’étirait sur un quart de lieue. Le moindre varlet était splendidement vêtu, arborant la livrée de Béarn; les chevaux étaient caparaçonnés de velours de soie, comme les miens. Lourde dépense à coup sûr, mais faite pour frapper les foules. Phœbus y avait réussi.
Les grands seigneurs se disputaient l’honneur de le recevoir. Tout ce qui était notoire dans la ville, gens de Parlement, d’université, de finance, et même gens d’Église, prenaient quelque raison de le venir saluer dans l’hôtel que sa sœur Blanche, la reine-veuve, lui avait ouvert pour le temps de son séjour. Les femmes voulaient le contempler, entendre sa voix, lui toucher la main. Lorsqu’il se déplaçait dans la ville, les badauds le reconnaissaient à sa chevelure d’or et s’agglutinaient aux portes des boutiques d’argentiers ou de drapiers dans lesquelles il entrait. On reconnaissait aussi l’écuyer qui l’accompagnait toujours, un géant du nom d’Ernauton d’Espagne, peut-être son demi-frère adultérin; de même qu’on reconnaissait les deux énormes chiens pyrénéens dont il se faisait suivre, tenus en laisse par un varlet. Sur le dos d’un des chiens, un petit singe se tenait assis… Un grand seigneur inhabituel, plus fastueux que les plus fastueux, était dans la capitale, et chacun en parlait.
Je vous conte cela par le menu; mais en ce mauvais juillet, nous étions sur l’escalier des drames; et chaque marche importe.
Vous aurez à gouverner un gros comté, Archambaud, et dans des temps, je gage bien, qui ne seront pas plus aisés que celui-ci; on ne se relève point en quelques années de la chute où nous voilà.
Gardez bien ceci en mémoire: dès lors qu’un prince est médiocre de nature, ou bien affaibli par l’âge ou par la maladie, il ne peut plus maintenir l’unité de ses conseillers. Son entourage se partage, se divise, car chacun en vient à s’approprier les morceaux d’une autorité qui ne s’exerce plus, ou s’exerce mal; chacun parle au nom d’un maître qui ne commande plus; chacun échafaude pour soi, l’œil sur l’avenir. Alors les coteries se forment, selon les affinités d’ambition ou de tempérament. Les rivalités s’exaspèrent. Les loyaux se groupent d’un côté, et de l’autre les traîtres, qui se croient loyaux à leur manière.
Moi, j’appelle traîtres ceux qui trahissent l’intérêt supérieur du royaume. Souvent, c’est qu’ils sont incapables de l’apercevoir; ils ne voient que l’intérêt des personnes; or, ce sont eux, hélas, qui généralement l’emportent.
Autour du roi Jean, deux partis existaient comme ils existent aujourd’hui autour du Dauphin, puisque les mêmes hommes sont en place.
D’un côté, le parti du chancelier Pierre de La Forêt, l’archevêque de Rouen, que seconde Enguerrand du Petit-Cellier; ce sont hommes que je tiens pour les plus avertis et les plus soucieux du bien du royaume. Et puis de l’autre Nicolas Braque, Lorris, et surtout, surtout, Simon de Bucy.
Peut-être l’allez-vous voir à Metz. Ah! défiez-vous toujours de lui et des gens qui lui ressemblent… Un homme à tête trop grande sur un corps trop court, déjà c’est mauvais signe, redressé comme un coq, assez malappris et violent dès qu’il cesse d’être taciturne, et plein d’un immense orgueil, mais dissimulé. Il savoure le pouvoir exercé dans l’ombre, et n’aime rien tant qu’humilier, sinon perdre, tous ceux qu’il voit prendre trop d’importance à la cour ou trop d’influence sur le prince. Il imagine que gouverner, c’est seulement ruser, mentir, échafauder des machines. Il n’a point de grande idée, seulement de médiocres desseins, toujours noirs, et qu’il poursuit avec beaucoup d’obstination. Petit clerc du roi Philippe, il a grimpé jusqu’où il est… premier président au Parlement et membre du Grand Conseil… en s’acquérant réputation de fidélité, parce qu’il est autoritaire et brutal. On a vu cet homme, rendant la justice, obliger des plaideurs mécontents à s’agenouiller en plein prétoire pour lui demander pardon, ou bien faire exécuter d’un coup vingt-trois bourgeois de Rouen; mais il prononce aussi bien des acquittements arbitraires ou renvoie indéfiniment de graves affaires, pour pouvoir tenir les gens à sa discrétion. Il sait ne pas négliger sa fortune; il a obtenu de l’abbé de Saint-Germain-des-Prés l’octroi de la porte Saint-Germain, aussitôt nommée porte de Bucy, et par là il touche péage sur une bonne part de tout ce qui roule dans Paris.
Dès lors que La Forêt avait négocié l’hommage de Phœbus, Bucy y était opposé et bien résolu à faire échouer l’accord. C’est lui qui alla au-devant du roi, venant de Breteuil, et lui glissa: «Phœbus vous nargue dans Paris par un grand étalage de richesse… Phœbus a reçu à deux reprises le prévôt Marcel… J’ai soupçon que Phœbus complote, avec sa femme et la reine Blanche, l’évasion de Charles le Mauvais… Il faut exiger de Phœbus l’hommage pour le Béarn… Phœbus ne tient pas de bons propos sur vous… Prenez garde, en accueillant trop gracieusement Phœbus, de blesser le comte d’Armagnac, dont vous avez grand besoin en Languedoc. Certes, le chancelier La Forêt a cru bien faire; mais La Forêt est trop coulant avec les amis de vos ennemis… Et puis a-t-on idée de s’appeler Phœbus?» Et afin de mettre le roi vraiment en méchante humeur, il lui bailla une mauvaise nouvelle. Friquet de Fricamps s’était évadé du Châtelet grâce à l’ingéniosité de deux de ses domestiques. Les Navarrais narguaient le pouvoir royal et retrouvaient un homme bien habile et bien dangereux…