Cela fit qu’au souper qu’il offrit la veille de l’hommage, le roi Jean se montra rogue et agressif, appelant Phœbus: «Messire mon vassal» et lui demandant: «Reste-t-il quelques hommes dans vos fiefs, après tous ceux qui vous escortent dans ma ville?»
Et encore il lui dit: «J’aimerais que vos troupes n’entrassent plus dans les terres où commande Monseigneur d’Armagnac.»
Fort surpris, car il était convenu avec Pierre de La Forêt qu’on regarderait ces incidents comme effacés, Phœbus répliqua: «Mes bannières, Sire mon cousin, n’auraient pas eu à pénétrer en Armagnac si ce n’avait été pour y repousser celles qui venaient attaquer chez moi. Mais dès lors que vous avez donné ordre que cessent les incursions des hommes qui sont à Monseigneur d’Armagnac, mes chevaliers se tiendront heureux sur leurs frontières.» Sur quoi le roi enchaîna: «Je souhaiterais qu’ils se tinssent un peu plus près de moi. J’ai convoqué l’ost à Chartres, pour marcher à l’Anglais. Je compte que vous serez bien exact à le rejoindre avec les bannières de Foix et de Béarn.
— Les bannières de Foix, répondit Phœbus, seront levées ainsi que vassal le doit, aussitôt que je vous aurai rendu l’hommage, Sire mon cousin. Et celles de Béarn suivront, s’il me plaît.»
Pour un souper d’accordement, c’était réussi! L’archevêque-chancelier, surpris et mécontent, s’employait vainement à mettre un peu de baume. Bucy montrait visage de bois. Mais dans le fond de soi, il triomphait. Il se sentait le vrai maître.
Du roi de Navarre, le nom ne fut même pas prononcé, bien que la reine Jeanne et la reine Blanche fussent présentes.
En sortant du palais, Ernauton d’Espagne, l’écuyer géant, dit au comte de Foix… je n’étais pas dans leurs bottes, mais c’est le sens de ce qui me fut rapporté: «J’ai bien admiré votre patience. Si j’étais Phœbus, je n’attendrais point un nouvel outrage, et je m’en repartirais sur-le-champ pour mon Béarn.» À cela Phœbus répondit: «Et si j’étais Ernauton, c’est tout exactement le conseil que je donnerais à Phœbus. Mais je suis Phœbus, et dois regarder avant tout l’avenir de mes sujets. Je ne veux pas être celui qui rompt et paraître en mon tort. J’épuiserai toutes chances d’accord, jusqu’aux limites de l’honneur. Mais La Forêt, je le crains bien, m’a mené dans une embûche. À moins qu’un fait que j’ignore, et qu’il ignore, ait retourné le roi. Nous verrons demain.»
Et le lendemain, après messe, Phœbus pénétra dans la grand-salle du palais. Six écuyers soutenaient la traîne de son manteau, et pour une rare fois, il n’allait pas tête nue. C’est qu’il portait couronne, or sur or. La chambre était tout emplie de chambellans, conseillers, prélats, chapelains, maîtres du Parlement et grands officiers. Mais le premier que remarqua Phœbus, ce fut le comte d’Armagnac, Jean de Forez, debout au plus près du roi et comme appuyé au trône, faisant figure bien arrogante. De l’autre côté, Bucy feignait de mettre ordre dans ses rôles de parchemin. Il en prit un et lut, comme si c’eût été un tout ordinaire arrêt: «Messire, le roi de France, mon seigneur, vous reçoit pour la comté de Foix et la vicomté de Béarn que vous tenez de lui, et vous devenez son homme comme comte de Foix et vicomte de Béarn selon les formes faites entre ses devanciers, rois de France, et les vôtres. Agenouillez-vous.»
Il y eut un temps de silence. Puis Phœbus répondit d’une voix fort nette: «Je ne puis.»
L’assistance marqua de la surprise, sincère chez la plupart, feinte chez d’autres, avec un rien de plaisir. Ce n’est pas si souvent qu’un incident survient dans une cérémonie d’hommage.
Phœbus répéta: «Je ne puis.» Et il ajouta bien clairement: «J’ai un genou qui ploie: celui de Foix. Mais celui de Béarn ne peut ployer.»
Alors le roi Jean parla, et sa voix avait un ton de colère. «Je vous reçois et pour Foix et pour Béarn.» L’audience frémit de curiosité. Et le débat donna ceci, pour le plus gros… Phœbus: «Sire, Béarn est terre de franc-alleu, et vous ne pouvez point me recevoir pour ce qui n’est pas de votre suzeraineté.» Le roi: «C’est fausseté que vous alléguez là, et qui a été pour trop d’années sujet de disputes entre vos parents et les miens.» Phœbus: «C’est vérité, Sire, et qui ne restera sujet à discorde que si vous le voulez. Je suis votre sujet fidèle et loyal pour Foix, selon ce que mes pères ont toujours protesté, mais je ne puis me déclarer votre homme pour ce que je ne tiens que de Dieu.» Le roi: «Mauvais vassal! Vous vous ménagez de fourbes chemins pour vous soustraire au service que vous me devez. L’an dernier vous n’avez point amené vos bannières au comte d’Armagnac, mon lieutenant en Languedoc que voici, et qui, à cause de votre défection, n’a pu repousser la chevauchée anglaise!» Phœbus dit alors, superbement: «Si de mon seul concours dépend le sort du Languedoc, et que Messire d’Armagnac est impuissant à vous garder cette province, alors ce n’est pas lui qu’il faut en remettre la lieutenance, Sire, mais à moi.»
Le roi était monté en fureur, et son menton tremblait. «Vous me narguez, beau sire, mais ne le ferez pas longtemps. Agenouillez-vous! — Ôtez Béarn de l’hommage, et je ploie le genou aussitôt. — Vous le ploierez en prison, mauvais traître! cria le roi. Qu’on s’en saisisse!»
La pièce était montée, prévue, organisée, au moins par Bucy qui n’eut qu’un geste à faire pour que Perrinet le Buffle et six autres sergents de la garde surgissent autour de Phœbus. Ils savaient déjà qu’ils devaient le conduire au Louvre.
Le même jour, le prévôt Marcel s’en allait disant dans la ville: «Il ne restait plus au roi Jean qu’un seul ennemi à se faire; c’est chose accomplie. Si tous les larrons qui entourent le roi demeurent en place, il n’y aura bientôt plus un seul honnête qui pourra respirer hors de geôle.»
IV
LE CAMP DE CHARTRES
La plus belle, mon neveu, la plus belle! Savez ce que m’écrit le pape dans une lettre du 28 novembre, mais dont l’expédition a dû être quelque peu différée, ou bien dont le chevaucheur qui me la portait est allé me chercher où je n’étais pas, puisqu’elle ne m’est parvenue qu’hier soir, à Arcis? Devinez… Eh bien, le Saint-Père, déplorant le désaccord que j’ai avec Niccola Capocci, me fait reproche «du manque de charité qui est entre nous». Je voudrais bien savoir comment je pourrais lui témoigner charité, à Capocci? Je ne l’ai point revu depuis Breteuil, où il m’a brusquement faussé compagnie pour aller s’installer à Paris. Et qui donc est fautif du désaccord, sinon celui qui, à toute force, a voulu m’adjoindre ce prélat égoïste, borné, uniquement soucieux de ses aises, et dont les démarches n’ont d’autre dessein que de contrecarrer les miennes? La paix générale, il n’en a cure. Tout ce qui lui importe, c’est que ce ne soit pas moi qui y parvienne. Manque de charité, la belle chose! Manque de charité… J’ai bonnes raisons de penser que Capocci fricote avec Simon de Bucy, et qu’il fut pour quelque chose dans l’emprisonnement de Phœbus, lequel, je vous rassure, oui, vous le saviez… fut relâché en août; et grâce à qui? À moi; ça, vous ne le saviez pas… sous la promesse qu’il rejoindrait l’ost du roi.