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Enfin, le Saint-Père veut bien m’assurer qu’on me loue pour mes efforts et que mes activités sont approuvées non seulement par lui-même, mais par tout le collège des cardinaux. Je pense qu’il n’en écrit pas autant à l’autre… Mais il revient, comme il l’a déjà fait en octobre, sur son conseil d’inclure Charles de Navarre dans la paix générale. Je devine aisément qui lui souffle cela…

C’est après l’évasion de Friquet de Fricamps que le roi Jean décida de transférer son gendre à Arleux, une forteresse de Picardie où tout autour sont des gens fort dévoués aux d’Artois. Il craignait que Charles de Navarre, à Paris, ne bénéficiât de trop de complicités. Il ne voulait pas laisser Phœbus et lui dans la même prison, voire la même ville…

Et puis, ayant bradé l’affaire de Breteuil comme je vous le contais hier, il revint à Chartres. Il m’avait dit: «Nous parlerons à Chartres.» J’y fus, moi, tandis que Capocci faisait le vaniteux à Paris…

Où sommes-nous ici? Brunet!.. le nom de ce bourg?… Et Poivres, avons-nous passé Poivres? Ah! bon, c’est en avant. On m’a dit que l’église en était digne d’être regardée. D’ailleurs, toutes ces églises de Champagne sont fort belles. C’est un pays de foi…

Oh! je ne regrette pas d’avoir vu le camp de Chartres, et j’eusse voulu que vous le vissiez aussi… Je sais; vous avez été dispensé de l’ost afin de suppléer votre père, malade, pour contenir les Anglais, vaille que vaille, hors de Périgord… Cela vous a peut-être sauvé d’être aujourd’hui couché sous une dalle, dans un couvent de Poitiers. Peut-on savoir? La Providence décide.

Alors, imaginez Chartres: soixante mille hommes, au bas mot, campant dans la vaste plaine que dominent les flèches de la cathédrale. L’une des plus grandes armées, sinon la plus grande, jamais réunies au royaume. Mais séparée en deux parts bien distinctes.

D’un côté, alignées en belles files par centaines et centaines, les tentes de soie ou de toile teinte des bannerets et des chevaliers. Le mouvement des hommes, des chevaux, des chariots produisait là un grand fourmillement de couleurs et d’acier, sous le soleil, à perte de vue; et c’était de ce côté que venaient installer leurs éventaires roulants les marchands d’armes, de harnais, de vin, de mangeaille, ainsi que les bordeliers amenant de pleins chariots de filles, sous la surveillance du roi des ribauds… dont je n’ai toujours pas retrouvé le nom.

Et puis, à bonne distance, bien séparés, comme dans les images du Jugement dernier… d’un côté le paradis, de l’autre l’enfer… les piétons, sans autre abri, sur les blés coupés, qu’une toile soutenue par un piquet, quand encore ils avaient pris le soin de s’en munir; une immense plèbe au hasard répandue, lasse, sale, désœuvrée, qui se groupait par terroir et obéissait mal à des chefs improvisés. D’ailleurs à quoi eût-elle obéi? On ne lui donnait guère de tâches, on ne lui commandait aucune manœuvre. Toute l’occupation de ces gens, c’était la recherche de la nourriture. Les plus malins s’en allaient chaparder du côté des chevaliers, ou bien piller les basses-cours des hameaux voisins, ou bien braconner. Derrière chaque talus on voyait trois gueux assis sur leurs talons, autour d’un lapin en train de rôtir. Il y avait de soudaines ruées vers les chariots qui distribuaient du pain d’orge, à des heures irrégulières. Ce qui était régulier, c’était le passage du roi, chaque jour, dans les rangs des piétons. Il inspectait les derniers arrivés, un jour ceux de Beauvais, le lendemain ceux de Soissons, le surlendemain ceux d’Orléans et de Jargeau.

Il se faisait accompagner, entendez bien, de ses quatre fils, de son frère, du connétable, des deux maréchaux, de Jean d’Artois, de Tancarville, qui sais-je encore… d’une nuée d’écuyers.

Une fois, qui se trouva être la dernière, vous allez voir pourquoi… il me convia comme s’il me rendait grand honneur. «Monseigneur de Périgord, demain, s’il vous plaît de me suivre, je vous emmène à la montrée.» Moi, j’attendais toujours de m’accorder avec lui sur quelques propositions, si vagues fussent-elles, à transmettre aux Anglais, pour pouvoir accrocher un commencement de négociation. J’avais proposé que les deux rois commissent des députés pour dresser la liste de tous les litiges entre les deux royaumes. Rien qu’avec cela, on pouvait discuter pendant quatre ans.

Ou bien, je cherchais un autre abord, tout différent. On feignait d’ignorer les litiges et l’on engageait les préliminaires sur les préparatifs d’une expédition commune vers Constantinople. L’important, c’était de commencer à parler…

J’allai donc traîner ma robe rouge dans cette vaste pouillerie qui campait sur la Beauce. Je dis fort bien: pouillerie, car au retour Brunet dut me chercher les poux. Je ne pouvais tout de même pas repousser ces pauvres hères qui venaient baiser le bas de ma robe! L’odeur était encore plus incommodante qu’à Breteuil. La nuit précédente un gros orage avait crevé, et les piétons avaient dormi à même le sol détrempé. Leurs guenilles fumaient sous le soleil du matin, et ils puaient ferme. L’Archiprêtre, qui marchait devant le roi, s’arrêta. Décidément, il tenait grande place, l’Archiprêtre! Et le roi s’arrêta, et toute sa compagnie.

«Sire, voici ceux de la prévôté de Bracieux dans le bailliage de Blois, qui sont arrivés d’hier. Ils sont piteux…» De sa masse d’armes, l’Archiprêtre désignait une quarantaine de gueux dépenaillés, boueux, hirsutes. Ils n’étaient point rasés depuis dix jours; lavés, n’en parlons pas. La disparité de leurs vêtements se fondait dans une couleur grisâtre de crasse et de terre. Quelques-uns portaient des souliers crevés; d’autres avaient les jambes entourées seulement de mauvaises toiles, d’autres allaient pieds nus. Ils se redressaient pour faire bonne figure; mais leurs regards étaient inquiets. Dame, ils n’attendaient pas de voir surgir devant eux le roi en personne, entouré de sa rutilante escorte. Et les gueux de Bracieux se tassaient les uns contre les autres. Les lames courbes et les piques à crocs de quelques vouges ou gaudendarts pointaient au-dessus d’eux comme des épines hors d’un fagot fangeux.

«Sire, reprit l’Archiprêtre, ils sont trente-neuf, alors qu’ils devraient se trouver cinquante. Huit ont des gaudendarts, neuf sont pourvus d’une épée, dont une très mauvaise. Un seul possède ensemble une épée et un gaudendart. L’un d’eux a une hache, trois ont des bâtons et un autre n’est armé que d’un couteau à pointe; les autres n’ont rien du tout.»

J’aurais eu envie de rire, si je ne m’étais demandé ce qui poussait le roi à perdre ainsi son temps et celui de ses maréchaux à compter des épées rouillées. Qu’il se fit voir une fois, soit, c’était bonne chose. Mais chaque jour, chaque matin? Et pourquoi m’avoir convié à cette piètre montrée?

J’eus surprise alors d’entendre son plus jeune fils, Philippe, s’écrier du ton faux qu’ont les jouvenceaux quand ils veulent se poser en hommes mûris: «Ce n’est certes point avec de telles levées que nous emporterons de grandes batailles.» Il n’a que quatorze ans; sa voix muait et il n’emplissait pas tout à fait sa chemise de mailles. Son père lui caressa le front, comme s’il se félicitait d’avoir donné naissance à un guerrier si avisé. Puis, s’adressant aux hommes de Bracieux, il demanda: «Pourquoi n’êtes-vous pas mieux pourvus d’armes? Allons, pourquoi? Est-ce ainsi qu’on se présente à mon ost? N’avez-vous pas reçu d’ordres de votre prévôt?»

Alors, un gaillard un peu moins tremblant que les autres, peut-être bien celui qui portait la seule hache, s’avança pour répondre: «Sire notre maître, le prévôt nous a commandé de nous armer chacun selon notre état. On s’est pourvu comme on a pu. Ceux qui n’ont rien, c’est que leur état ne leur permet pas mieux.»