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Le roi Jean se retourna vers le connétable et les maréchaux, arborant cet air des gens qui sont satisfaits quand, même à leur détriment, les choses leur donnent raison. «Encore un prévôt qui n’a pas fait son devoir… Renvoyez-les, comme ceux de Saint-Fargeau, comme ceux de Soissons. Ils paieront l’amende. Lorris, vous notez…»

Car, ainsi qu’il me l’expliqua un moment après, ceux qui ne se présentait pas à la montrée, ou y venaient sans armes et ne pouvaient combattre, étaient tenus de payer rachat. «Ce sont les amendes dues par tous ces piétons qui me fourniront le nécessaire pour solder mes chevaliers.»

Une belle idée qui avait dû lui être glissée par Simon de Bucy, et qu’il avait faite sienne. Voilà pourquoi il avait convoqué l’arrière-ban, et voilà pourquoi il comptait avec une sorte de rapacité les détachements qu’il renvoyait dans leurs foyers. «Quel emploi aurions-nous de cette piétaille? me dit-il encore. C’est à cause de ses troupes de pied que mon père a été battu à Crécy. La piétaille ralentit tout et empêche de chevaucher comme il convient.»

Et chacun l’approuvait, sauf, je dois dire, le Dauphin, qui semblait avoir une réflexion sur le bout des lèvres mais la garda pour lui.

Était-ce à dire que de l’autre côté du camp, du côté des bannières, des chevaux et des armures, tout allait à merveille? En dépit des convocations répétées, et malgré les beaux règlements qui prescrivaient aux bannerets et capitaines d’inspecter deux fois le mois, à l’improviste, leurs hommes, armes et montures afin d’être toujours prêts à faire mouvement, et qui interdisaient de changer de chef ou de se retirer sans permission, «à peine de perdre ses gages et d’être punis sans épargne», malgré tout cela, un bon tiers des chevaliers n’avaient pas rejoint. D’autres, astreints à équiper une route ou compagnie d’au moins vingt-cinq lances, n’en présentaient que dix. Chemises de mailles rompues, chapeaux de fer bosselés, harnachements trop secs qui craquaient à tout moment… «Eh! Messire, comment pourrais-je y pourvoir? Je n’ai point été aligné en solde, et j’ai assez d’entretenir ma propre armure…» On se battait pour referger les chevaux. Des chefs erraient dans le camp à la recherche de leur troupe égarée, et des traînards à la recherche, plus ou moins, de leurs chefs. D’une troupe à l’autre on se chapardait la pièce de bois, le bout de cuir, l’alêne ou le marteau dont on avait besoin. Les maréchaux étaient assiégés de réclamations, et leurs têtes résonnaient des rudes paroles qu’échangeaient les bannerets coléreux. Le roi Jean n’en voulait rien savoir. Il comptait les piétons qui paieraient rachat…

Il se dirigeait vers la montrée de ceux de Saint-Aignan quand arrivèrent, au grand trot à travers le camp, six hommes d’armes, leurs chevaux blancs d’écume, eux-mêmes la face ruisselante et l’armure poudreuse. L’un d’eux mit pied à terre, lourdement, demanda à parler au connétable, et s’en étant approché lui dit: «Je suis à messire de Boucicaut dont je vous apporte nouvelles.»

Le duc d’Athènes, d’un signe, invita le messager à faire son rapport au roi. Le messager esquissa le geste de mettre genou en terre, mais ses pièces d’armure le gênaient; le roi le dispensa de toute cérémonie et le pressa de parler.

«Sire, messire de Boucicaut est enfermé dans Romorantin.»

Romorantin! L’escorte royale resta un moment toute muette de surprise, et comme étonnée de la foudre. Romorantin, à trente lieues seulement de Chartres, de l’autre côté de Blois! On n’imaginait pas que les Anglais pussent être si près.

Car, durant que s’achevait le siège de Breteuil, que l’on envoyait Gaston Phœbus en geôle, que le ban et l’arrière-ban, lentement, se rassemblaient à Chartres, le prince de Galles… comme vous le savez mieux que personne, Archambaud, puisque vous étiez à protéger Périgueux… avait entrepris sa chevauchée à partir de Sainte-Foy et Bergerac, où il entrait en territoire royal, et continué vers le nord par le chemin que nous avons suivi, Château-l’Évêque, Brantôme, Rochechouart, La Péruse, y produisant toutes ces dévastations que nous avons vues. On était informé de son progrès, et je dois dire que je n’étais pas sans surprise de voir le roi se complaire à Chartres, tandis que le prince Édouard ravageait le pays. On croyait celui-ci, aux dernières nouvelles reçues, quelque part encore entre La Châtre et Bourges. On pensait qu’il allait continuer sur Orléans et c’était là que le roi se disait certain de lui livrer bataille, lui coupant la route de Paris. En vue de quoi le connétable, tout de même inspiré par la prudence, avait envoyé un parti de trois cents lances, aux ordres de messires de Boucicaut, de Craon et de Caumont, en longue reconnaissance de l’autre côté de la Loire, pour lui chercher les renseignements. Il n’en avait d’ailleurs reçu que bien peu. Et puis, soudain, Romorantin! Le prince de Galles avait donc obliqué vers l’ouest…

Le roi engagea le messager à poursuivre.

«D’abord, Sire, messire de Chambly, que messire de Boucicaut avait détaché à l’éclairer, s’est fait prendre du côté d’Aubigny-sur-Nère…

— Ah! Gris-Mouton est pris…», dit le roi, car c’est ainsi qu’on surnomme messire de Chambly.

Le messager de Boucicaut reprit: «Mais messire de Boucicaut ne l’a point su assez tôt, et c’est ainsi que nous avons donné soudain dans l’avant-garde des Anglais. Nous les avons attaqués si roidement qu’ils se sont jetés en retraite… — Comme à leur ordinaire, dit le roi Jean. — … mais ils se sont rabattus sur leurs renforts qui étaient grandement plus nombreux que nous, et ils nous ont assaillis de toutes parts, au point que messires de Boucicaut, de Craon et de Caumont nous ont menés rapidement sur Romorantin, où ils se sont enfermés, poursuivis par toute l’armée du prince Édouard qui, à l’heure où messire de Boucicaut m’a dépêché, commençait leur siège. Voilà, Sire, ce que je dois vous dire.»

Il se fit silence de nouveau. Puis le maréchal de Clermont eut un mouvement de colère. «Pourquoi diable avoir attaqué? Ce n’était point ce qu’on leur avait commandé. — Leur faites-vous reproche de leur vaillance? lui répondit le maréchal d’Audrehem. Ils avaient débusqué l’ennemi, ils l’ont chargé. — Belle vaillance, dit Clermont. Ils étaient trois cents lances, ils en aperçoivent vingt, et courent dessus sans plus attendre, en croyant que c’est grande prouesse. Et puis, il en surgit mille, et les voilà fuyant à leur tour, et courant se mucher au premier château. Maintenant, ils ne nous servent plus de rien. Ce n’est point de la vaillance, c’est de la sottise.»

Les deux maréchaux se prenaient de bec, comme à l’accoutumée, et le connétable les laissait dire. Il n’aimait pas prendre parti, le connétable. C’était un homme plus courageux de corps que d’âme. Il préférait se faire appeler Athènes que Brienne, à cause de l’ancien connétable, son cousin décapité. Or, Brienne, c’était son fief, alors qu’Athènes ce n’était qu’un vieux souvenir de famille, sans plus de réalité aucune, à moins d’une croisade… Ou peut-être, simplement, il était devenu indifférent, avec l’âge. Il avait longtemps commandé, et fort bien, les armées du roi de Naples. Il regrettait l’Italie, parce qu’il regrettait sa jeunesse. L’Archiprêtre, un peu en retrait, observait d’un air goguenard l’empoignade des maréchaux. Ce fut le roi qui mit fin à leur débat.

«Et moi, je pense, dit-il, que leur revers nous sert. Car voici l’Anglais fixé par un siège. Et nous savons à présent où courir à lui, tandis qu’il y est retenu.» Il s’adressa alors au connétable. «Gautier, mettez l’ost en route demain, à l’aurore. Séparez-le en plusieurs batailles qui passeront la Loire en divers points, là où sont les ponts, pour ne point nous ralentir, mais en gardant liaison étroite entre les batailles afin de les réunir à lieu nommé, par-delà le fleuve. Pour moi, je passerai à Blois. Et nous irons attaquer l’armée anglaise par revers à Romorantin, ou bien si elle s’avise d’en partir, nous lui couperons toutes routes devant elle. Faites garder la Loire très loin après Tours, jusques à Angers, pour que jamais le duc de Lancastre, qui vient du pays normand, ne puisse se joindre au prince de Galles.»