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Il surprenait son monde, Jean II! Soudain calme et maître de soi, le voici qui donnait des ordres clairs et fixait des chemins à son armée, comme s’il voyait toute la France devant lui. Interdire la Loire du côté de l’Anjou, la franchir en Touraine, être prêt soit à descendre vers le Berry, soit à couper la route du Poitou et de l’Angoumois… et au bout de tout cela, aller reprendre Bordeaux et l’Aquitaine. «Et que la promptitude soit notre affaire, que la surprise joue à notre avantage.» Chacun se redressait, prêt à l’action. Une belle chevauchée qui s’annonçait.

«Et qu’on renvoie toute la piétaille, ordonna encore Jean II. N’allons pas à un autre Crécy. Rien qu’en hommes d’armes, nous serons encore cinq fois plus nombreux que ces méchants Anglais.»

Ainsi, parce que voilà dix ans les archers et arbalétriers, engagés mal à propos, ont gêné les mouvements de la chevalerie et fait perdre une bataille, le roi Jean renonçait à avoir cette fois aucune infanterie. Et ses chefs de bannière l’approuvaient car tous avaient été à Crécy et ils en restaient tout meurtris. Ne pas commettre la même erreur, c’était leur grand souci.

Seul, le Dauphin s’enhardit à dire: «Ainsi, mon père, nous n’aurons point d’archers du tout…»

Le roi ne daigna même pas lui répondre. Et le Dauphin, qui se trouvait rapproché de moi, me dit, comme s’il cherchait appui, ou bien voulait que je ne le prisse pas pour un niais: «Les Anglais, eux, mettent leurs archers à cheval. Mais nul ne consentirait, chez nous, à ce qu’on donnât chevaux à des gens du commun peuple.»

Tiens, cela me rappelle… Brunet!.. Si le temps demain se maintient dans la douceur qu’il a, je ferai l’étape, qui sera fort courte, sur mon palefroi. Il faut me remettre un peu dans ma selle, avant Metz. Et puis je veux montrer aux gens de Châlons, en entrant dans leur ville, que je puis tout aussi bien chevaucher que leur fol évêque Chauveau…qui n’a toujours pas été remplacé.

V

LE PRINCE D’AQUITAINE

Ah! vous me retrouvez bien courroucé, Archambaud, pour ce bout de route qui va nous mener jusqu’à Sainte-Menehould. Il est dit que je ne m’arrêterai point dans une grande ville sans y trouver quelque nouvelle qui me fasse bouillir le sang. À Troyes, c’était la lettre du pape. À Châlons, ce fut le courrier de Paris. Qu’ai-je appris? Que le Dauphin, près d’une quinzaine avant de se mettre en route, a signé un mandement pour altérer une fois encore le cours des monnaies, dans le sens de l’affaiblissement, bien sûr. Mais par crainte que la chose ne soit mal accueillie… ça, il n’y avait pas besoin d’être grand devin pour le prévoir… il en a repoussé la promulgation jusqu’après son départ, quand il serait assez loin, à cinq jours de chemin, et c’est seulement le 10 de ce mois que l’ordonnance a été publiée. En somme, il a craint d’affronter ses bourgeois, et s’est forlongé comme un cerf. Vraiment, la fuite est trop souvent sa ressource! Je ne sais qui lui a inspiré cette peu honorable ruse, si c’est Braque ou Bucy; mais les fruits en ont vite mûri. Le prévôt Marcel et les plus gros marchands s’en sont allés tout en colère chanter matines au duc d’Anjou, que le Dauphin a installé au Louvre en sa place; et le second fils du roi, qui n’a que dix-huit ans et pas beaucoup de jugeote, s’est laissé arracher, pour éviter l’émeute dont on le menaçait, de suspendre l’ordonnance jusqu’au retour du Dauphin. Ou il ne fallait pas prendre la mesure, ce pour quoi j’aurais penché, car elle n’est une fois de plus qu’un mauvais expédient, ou il fallait la prendre et l’imposer tout immédiatement. Il arrive bien renforcé devant son oncle l’Empereur, notre Dauphin Charles, avec une capitale où le conseil de ville refuse d’obéir aux ordonnances royales!

Qui donc, aujourd’hui, commande au royaume de France? On est en droit de se le demander. La chose, ne nous y trompons pas, aura des suites graves. Car voilà le Marcel devenu sûr de lui, sachant qu’il a fait ployer la volonté de la couronne, et soutenu forcément par la populace des bourgeois, puisqu’il défend leur bourse. Le Dauphin avait bien joué ses États généraux, les laissant désemparés par son départ; avec ce coup-là, il perd tout son avantage. Avouez que c’est décevant, vraiment, de se donner tant de soins et de courir les routes, comme je le fais depuis une demi-année, pour tenter d’améliorer le sort de princes si obstinés à se nuire à eux-mêmes!

Adieu, Châlons… Oh non, oh non! Je ne veux point me mêler de la désignation d’un nouvel évêque. Le comte-évêque de Châlons est l’un des six pairs ecclésiastiques. C’est l’affaire du roi Jean, ou du Dauphin. Qu’ils la règlent directement avec le Saint-Père… ou bien qu’ils en donnent la fatigue à Niccola Capocci; il s’emploiera à quelque chose, pour une fois…

Il ne faut tout de même pas trop accabler le Dauphin; il n’a point tâche facile. Le grand fautif, c’est le roi Jean; et jamais le fils ne pourra commettre autant d’erreurs que le père en a additionné.

Pour me désencolérer, ou peut-être m’encolérer davantage… Dieu me pardonne de pécher… je vais vous conter son équipée, au roi Jean. Et vous allez voir comment un roi perd la France!

À Chartres, ainsi que je vous le disais, il s’était repris. Il avait cessé de parler chevalerie quand il eût fallu parler finances, de s’occuper de finances quand il eût dû s’occuper de la guerre, et de se soucier de vétilles quand se jouait le sort du royaume. Pour une fois, il semblait sorti de sa confusion intérieure et de sa funeste inclination au contretemps; pour une fois, il paraissait coïncider avec l’heure. Il avait adopté de vraies dispositions de campagne. Et comme l’humeur du chef est chose contagieuse, ces dispositions furent mises en œuvre avec exactitude et rapidité.

D’abord, interdire aux Anglais le franchissement de la Loire. De forts détachements, commandés par des capitaines auxquels ces pays étaient familiers, furent envoyés pour tenir tous les ponts et passages entre Orléans et Angers. Ordre aux chefs d’avoir toujours lien avec leurs voisins, et d’envoyer fréquemment messagers à l’armée du roi. Empêcher à tout prix la chevauchée du prince de Galles, qui vient de Sologne, et celle du duc de Lancastre, qui arrive de Bretagne, de se joindre. On les battra séparément. Et d’abord, le prince de Galles. L’armée, divisée en quatre colonnes pour en faciliter l’écoulement, franchira le fleuve par les ponts de Meung, de Blois, d’Amboise et de Tours. Éviter les engagements, quelles que soient les occasions qui s’en puissent offrir, avant que tous les corps de bataille ne soient rassemblés outre-Loire. Pas de prouesses individuelles, si tentantes qu’elles puissent paraître. La prouesse, ce sera d’écraser l’Anglais tous ensemble, et de purger le royaume de France de la misère et de la honte qu’il subit depuis de trop longues années. Telles étaient les instructions que le connétable duc d’Athènes donna aux chefs de bannières réunis avant le départ. «Allez, messires, et que chacun soit à son devoir. Le roi a les yeux sur vous.»

Le ciel était encombré de gros nuages noirs qui crevèrent soudain, traversés d’éclairs. Toutes ces journées, le Vendômois et la Touraine furent battus de pluies d’orage, brèves mais drues, qui trempaient les cottes d’armes et les harnachements, traversaient les chemises de mailles, alourdissaient les cuirs. On eût dit que la foudre était attirée par tout cet acier qui défilait; trois hommes d’armes, qui s’étaient abrités sous un grand arbre, en furent frappés. Mais l’armée, dans l’ensemble, supportait bien les intempéries, souvent encouragée par un peuple en clameur. Car bourgeois des petites villes et manants des campagnes s’inquiétaient fort de l’avance du prince d’Aquitaine dont on disait choses effrayantes. Ce long défilé d’armures qui se hâtaient, quatre de front, les rassurait dès qu’ils comprenaient que les combats ne se livreraient pas dans leurs parages. «Vivre notre bon roi! Rossez bien ses ennemis! Dieu vous protège, vaillants seigneurs!» Ce qui voulait dire: «Dieu nous garde, grâce à vous… dont beaucoup vont tomber raides quelque part… de voir nos maisons et nos pauvres hardes brûlées, nos troupeaux dispersés, nos récoltes perdues, nos filles malmenées. Dieu nous garde de la guerre que vous allez faire ailleurs.» Et ils n’étaient pas chiches de leur vin qui est frais et doré. Ils le tendaient aux chevaliers qui le buvaient, cruche levée, sans arrêter leur monture.