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Vous connaissez ses titres? Édouard de Woodstock, prince de Galles, prince d’Aquitaine, duc de Cornouailles, comte de Chester, seigneur de Biscaye… Le pape et les rois couronnés sont les seuls hommes qu’il ait à regarder pour supérieurs. Toutes les autres créatures, à ses yeux, n’ont que des degrés dans l’infériorité. Il a le don de commander, c’est certain, et le mépris du risque. Il est endurant; il garde tête claire dans le danger. Il est fastueux dans le succès et couvre de dons ses amis.

Il a déjà un surnom, le Prince Noir, qu’il doit à l’armure d’acier bruni qu’il affectionne et qui le rend très remarquable, surtout avec les trois plumes blanches de son heaume, parmi les chemises de mailles toutes brillantes et les cottes d’armes multicolores des chevaliers qui l’entourent. Il a commencé de bonne heure dans la gloire. À Crécy, il avait donc seize ans, son père lui confia toute une bataille à commander, celle des archers gallois, en l’entourant, bien sûr, de capitaines éprouvés qui avaient à le conseiller et même à le diriger. Or, cette bataille fut si durement attaquée par les chevaliers français qu’un moment, jugeant le prince en péril, ceux-là qui avaient charge de le seconder dépêchèrent vers le roi pour lui demander de se porter au secours de son fils. Le roi Édouard III, qui observait le combat depuis la butte d’un moulin, répondit au messager: «Mon fils est-il mort, atterré ou si blessé qu’il ne se puisse aider lui-même? Non?… Alors, retournez vers lui, ou vers ceux qui vous ont envoyé, et dites-leur qu’ils ne viennent me requérir, quelque aventure qu’il lui advienne, tant qu’il sera en vie. J’ordonne qu’ils laissent à l’enfant gagner ses éperons; car je veux, si Dieu l’a ordonné, que la journée soit sienne et que l’honneur lui en demeure.» Voilà le jeune homme donc devant lequel je me trouvais, pour la première fois.

Je lui dis que le roi de France… «Devant moi, il n’est pas le roi de France», fit le prince. — Devant la Sainte Église, il est le roi oint et couronné», lui renvoyai-je; vous jugez du ton… que le roi de France donc venait à lui avec son ost qui comptait près de trente mille hommes. Je forçais un peu, à dessein; et pour être cru, j’ajoutais: «D’autres vous parleraient de soixante mille. Moi, je vous dis le vrai. C’est que je n’inclus pas la piétaille qui est demeurée en arrière.» J’évitai de lui dire qu’elle avait été renvoyée; j’eus le sentiment qu’il le savait déjà. Mais n’importe; soixante ou trente, ou même vingt-cinq mille, chiffre qui s’approchait plus du vrai: le prince n’avait que six mille hommes avec lui, tous archers et coutiliers compris. Je lui représentai que, dès lors, ce n’était plus question de vaillance, mais de nombre.

Il me dit qu’il allait être rejoint d’un moment à l’autre par l’armée de Lancastre. Je lui répondis que je le lui souhaitais de tout mon cœur, pour son salut.

Il vit qu’à jouer l’assurance, il ne serait pas mon maître, et, après avoir marqué un court silence, il me dit tout à trac qu’il me savait plus favorable au roi Jean… à présent, il lui rendait son titre de roi… que je ne l’étais à son père. «Je ne suis favorable qu’à la paix entre les deux royaumes, lui répondis-je, et c’est elle que je viens vous proposer.»

Alors il commença avec beaucoup de grandeur à me représenter que l’an précédent il avait traversé tout le Languedoc et mené ses chevaliers jusqu’à la mer latine sans que le roi s’y pût opposer; que cette saison même, il venait de faire chevauchée de la Guyenne jusqu’à la Loire; que la Bretagne était quasiment sous la loi anglaise; que bonne part de la Normandie, amenée par Monseigneur Philippe de Navarre, était tout près d’y passer; que moult seigneurs d’Angoumois, du Poitou, de Saintonge, et même du Limousin lui étaient ralliés… il eut le bon goût de ne point mentionner le Périgord… et en même temps, il regardait la hauteur du soleil par la fenêtre… pour enfin me lâcher: «Après tant de succès pour nos armes, et toutes les emprises que nous avons, de droit et de fait, dans le royaume de France, quelles seraient les offres que nous ferait le roi Jean pour la paix?»

Ah! si le roi avait bien voulu m’entendre à Breteuil, à Chartres… Que pouvais-je répondre, qu’avais-je dans les mains? Je dis au prince que je ne lui apportais aucune offre du roi de France car ce dernier, fort comme il l’était, ne pouvait songer à la paix avant d’emporter la victoire qu’il escomptait; mais que je lui portais le commandement du pape, qui voulait qu’on cessât d’ensanglanter les royaumes d’Occident, et qui priait impérieusement les rois, insistai-je, de s’accorder afin de se porter au secours de nos frères de Constantinople. Et je lui demandai à quelles conditions l’Angleterre…

Il regardait toujours monter le soleil, et rompit l’entretien en disant: «Il revient au roi mon père, non à moi, de décider de la paix. Je n’ai point d’ordre de lui qui m’autorise à traiter.» Puis il souhaita que je voulusse bien l’excuser s’il me précédait sur la route. Il n’avait en tête que de mettre distance avec l’armée poursuivante. «Laissez-moi vous bénir, Monseigneur, lui dis-je. Et je resterai proche, s’il vous advenait d’avoir besoin de moi.»

Vous me direz, mon neveu, que j’emportais petite pêche dans mon filet, en m’en repartant de Montbazon derrière l’armée anglaise. Mais je n’étais point aussi mécontent que vous le pourriez croire. La situation étant ce que je la voyais, j’avais ferré le poisson et lui laissais du fil. Cela dépendait des remous de la rivière. Il me fallait seulement ne pas m’éloigner du bord.

Le prince avait piqué vers le sud, vers Châtellerault. Les chemins de la Touraine et du Poitou, ces journées-là, virent passer d’étonnants cortèges. D’abord, l’armée du prince de Galles, compacte, rapide, six mille hommes, toujours en bon ordre, mais tout de même un peu essoufflés et qui ne musent plus à brûler les granges. C’est plutôt la terre qui semble brûler les sabots de leurs montures. À un jour de marche, lancée à leur poursuite, l’armée formidable du roi Jean, lequel a regroupé, comme il le voulait, toutes ses bannières, ou presque, vingt-cinq mille hommes, mais qu’il presse trop, qu’il fatigue et qui commencent à moins bien s’articuler et à laisser des traînards.

Et puis, entre Anglais et Français, suivant les premiers, précédant les seconds, mon petit cortège qui met un point de pourpre et d’or dans la campagne. Un cardinal entre deux armées, cela ne s’est pas vu souvent! Toutes les bannières se hâtent à la guerre, et moi, avec ma petite escorte, je m’obstine à la paix. Mon neveu de Durazzo trépigne; je sens qu’il a comme de la honte à escorter quelqu’un dont toute la prouesse serait de faire qu’on ne combattît point. Et mes chevaliers, Heredia, La Rue, tous pensent de même. Durazzo me dit: «Laissez donc le roi Jean rosser les Anglais, et qu’on en finisse. D’ailleurs qu’espérez-vous empêcher?»