Je suis au fond de moi assez de leur avis, mais je ne veux point lâcher. Je vois bien que si le roi Jean rattrape le prince Édouard, et il va le rattraper, il ne peut que l’écraser. Si ce n’est en Poitou, ce sera en Angoumois.
Tout, apparemment, donne Jean pour vainqueur. Mais ces journées-ci, ses astres sont mauvais, très mauvais, je le sais. Et je me demande comment, dans une situation qui l’avantage si fort, il va essuyer un si funeste aspect. Je me dis qu’il va peut-être livrer une bataille victorieuse, mais qu’il y sera tué. Ou bien qu’une maladie va le saisir en chemin…
Sur les mêmes routes avancent aussi les chevauchées des retardataires, les comtes de Joigny, d’Auxerre et de Châtillon, les bons compères, toujours joyeux et prenant leurs aises, mais comblant petit à petit leur écart avec le gros de l’armée de France. «Bonnes gens, avez-vous vu le roi?» Le roi? Il est parti le matin de La Haye. Et l’Anglais? Il y a dormi la veille…
Jean II, puisqu’il suit son cousin anglais, est renseigné fort exactement sur les routes de son adversaire. Ce dernier, se sentant talonné, gagne Châtellerault, et là, pour s’alléger et dégager le pont, il fait passer la Vienne, de nuit, à son convoi personnel, tous les chariots qui portent ses meubles, ses harnachements de parade, ainsi que tout son butin, les soieries, les vaisselles d’argent, les objets d’ivoire, les trésors d’églises qu’il a raflés au cours de sa chevauchée. Et fouette vers Poitiers. Lui-même, ses hommes d’armes et ses archers, dès le petit matin, prennent un moment la même route; puis, pour plus de prudence, il jette son monde dans des voies de traverse. Il a un calcul en tête: contourner par l’est Poitiers, où le roi sera bien forcé de laisser reposer sa lourde armée, ne serait-ce que quelques heures, et ainsi augmenter son avance.
Ce qu’il ignore, c’est que le roi n’a pas pris le chemin de Châtellerault. Avec toute sa chevalerie qu’il emmène à un train de chasse, il a piqué sur Chauvigny, encore plus au levant, pour tenter de déborder son ennemi et lui couper la retraite. Il va en tête, droit sur sa selle, le menton en avant, sans prendre garde à rien, comme il est allé au banquet de Rouen. Une étape de plus de douze lieues, d’un trait.
Toujours courant à sa suite, les trois seigneurs bourguignons, Joigny, Auxerre et Châtillon. «Le roi?…
— Sur Chauvigny. — Va donc pour Chauvigny!» Ils sont contents; ils ont presque rejoint l’ost; ils seront là pour l’hallali.
Ils parviennent donc à Chauvigny, que surmonte son gros château dans une courbe de la Vienne. Il y a là, dans le soir qui tombe, un énorme rassemblement de troupes, un encombrement sans pareil de chariots et de cuirasses. Joigny, Auxerre et Châtillon aiment leurs aises. Ils ne vont pas se jeter, après une dure étape, dans une telle cohue. À quoi bon se presser? Prenons plutôt un bon dîner, tandis que nos varlets panseront les montures. Cervelière ôtée, jambières délacées, les voilà qui s’étirent, se frottent les reins et les mollets, et puis s’attablent dans une auberge non loin de la rivière. Leurs écuyers, qui les savent gourmands, leur ont trouvé du poisson, puisqu’on est vendredi. Ensuite, ils vont dormir… tout cela me fut conté après, par le menu… et le matin suivant s’éveillent tard, dans un bourg vide et silencieux. «Bonnes gens… le roi?» On leur désigne la direction de Poitiers. «Le plus court?
— Par la Chaboterie.»
Voilà donc Châtillon, Joigny et Auxerre, leurs lances à leur suite, qui s’en vont à bonne allure dans les chemins de bruyères. Joli matin; le soleil perce les branches, mais sans trop darder. Trois lieues sont franchies sans peine. On sera rendu à Poitiers dans moins d’une demi-heure. Et soudain, au croisement de deux layons, ils tombent nez à nez avec une soixantaine d’éclaireurs anglais. Ils sont plus de trois cents. C’est l’aubaine. Fermons nos ventailles, abaissons nos lances. Les éclaireurs anglais, qui sont d’ailleurs gens du Hainaut que commandent messires de Ghistelles et d’Auberchicourt, font demi-tour et prennent le galop. «Ah! les lâches, ah! les couards! À la poursuite, à la poursuite!»
La poursuite ne dure guère car, la première futaie franchie, Joigny, Auxerre et Châtillon s’en vont donner dans le gros de la colonne anglaise qui se referme sur eux. Les épées et les lances s’entrechoquent un moment. Ils se battent bien les Bourguignons! Mais le nombre les étouffe. «Courez au roi, courez au roi, si vous pouvez!» lancent Auxerre et Joigny à leurs écuyers, avant d’être démontés et de devoir se rendre.
Le roi Jean était déjà dans les faubourgs de Poitiers lorsque quelques hommes du comte de Joigny, qui avaient pu échapper à une furieuse chasse, s’en vinrent, hors d’haleine, lui conter l’affaire. Il les félicita fort. Il était tout joyeux. D’avoir perdu trois grands barons et leurs bannières? Non, certes; mais le prix n’était pas lourd pour la bonne nouvelle. Le prince de Galles, qu’il croyait encore devant lui, était derrière. Il avait réussi; il lui avait coupé la route. Demi-tour vers la Chaboterie. Conduisez-moi, mes braves! L’hallali, l’hallali… Il venait de vivre sa bonne journée, le roi Jean.
Moi-même, mon neveu? Ah! J’avais suivi la route venant de Châtellerault. J’arrivais à Poitiers, pour y loger à l’évêché, où je fus, dans la soirée, informé de tout.
VI
LES DÉMARCHES DU CARDINAL
Ne vous surprenez pas, à Metz, Archambaud, de voir le Dauphin rendre l’hommage à son oncle l’Empereur. Eh bien oui, pour le Dauphiné, qui est dans la mouvance impériale… Non, non, je l’y ai fort engagé; c’est même un des prétextes au voyage! Cela ne diminue point la France, au contraire; cela lui établit des droits sur le royaume d’Arles, si l’on venait à le reconstituer, puisque le Viennois jadis s’y trouvait inclus. Et puis c’est de bon exemple, pour les Anglais, de leur montrer que roi ou fils de roi, sans s’abaisser, peut consentir l’hommage à un autre souverain, quand des parties de ses États relèvent de l’antique suzeraineté de l’autre…
C’est la première fois, depuis bien longtemps, que l’Empereur paraît résolu à pencher un peu du côté de la France. Car jusqu’ici, et bien que sa sœur Madame Bonne ait été la première épouse du roi Jean, il était plutôt favorable aux Anglais. N’avait-il pas nommé le roi Édouard, qui s’était montré bien habile avec lui, vicaire impérial? Les grandes victoires de l’Angleterre, et l’abaissement de la France ont dû le conduire à réfléchir. Un empire anglais à côté de l’Empire ne lui sourirait guère. Il en va toujours ainsi avec les princes allemands; ils s’emploient autant qu’ils peuvent à diminuer la France et, ensuite, ils s’aperçoivent que cela ne leur a rien rapporté, au contraire…
Je vous conseille, quand nous serons devant l’Empereur, et si l’on vient à parler de Crécy, de ne point trop insister sur cette bataille. En tout cas, n’en prononcez pas le nom le premier. Car, tout à la différence de son père Jean l’Aveugle, l’Empereur, qui n’était pas encore empereur, n’y a pas fait trop belle figure… Il a fui, tout bonnement, ne mâchons pas les mots… Mais ne parlez pas trop de Poitiers non plus, que tout le monde forcément a en tête, et ne croyez point nécessaire d’exalter le courage malheureux des chevaliers français, cela par égard pour le Dauphin… car lui non plus ne s’est pas distingué par un excès de vaillance. C’est une des raisons pour lesquelles il a quelque peine à asseoir son autorité. Ah non! ce ne sera pas une réunion de héros… Enfin, il a des excuses, le Dauphin; et s’il n’est pas homme de guerre, ce n’est pas lui qui aurait manqué de saisir la chance que j’offris à son père…