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Je vous reprends le récit de Poitiers, que nul ne pourrait vous faire plus complètement que moi, vous allez comprendre pourquoi. Nous en étions donc au samedi soir, lorsque les deux armées se savent toutes voisines l’une de l’autre, presque à se toucher, et que le prince de Galles comprend qu’il ne peut plus bouger…

Le dimanche, tôt le matin, le roi entend messe, en plein champ. Une messe de guerre. Celui qui officie porte mitre et chasuble par-dessus sa cotte de mailles; c’est Regnault Chauveau, le comte-évêque de Châlons, un de ces prélats qui conviendraient mieux à l’ordre militaire qu’aux ordres religieux… Je vous vois sourire, mon neveu… oui, vous vous dites que j’appartiens à l’espèce; mais moi, j’ai appris à me contraindre, puisque Dieu m’a désigné mon chemin.

Pour Chauveau, cette armée agenouillée dans les prés mouillés de rosée, en avant du bourg de Nouaille, doit lui offrir la vision des légions célestes. Les cloches de l’abbaye de Maupertuis sonnent dans leur gros clocher carré. Et les Anglais, sur la hauteur, derrière les boqueteaux qui les dissimulent, entendent le formidable Gloria que poussent les chevaliers de France.

Le roi communie entouré de ses quatre fils et de son frère d’Orléans, tous en arroi de combat. Les maréchaux regardent avec quelque perplexité les jeunes princes auxquels il leur a fallu donner des commandements bien qu’ils n’aient aucune expérience de la guerre. Oui, les princes leur sont un souci. N’a-t-on pas amené jusqu’aux enfants, le jeune Philippe, le fils préféré du roi, et son cousin Charles d’Alençon? Quatorze ans, treize ans; quel embarras que ces cuirasses naines! Le jeune Philippe restera auprès de son père, qui tient à le veiller lui-même; et l’on a commis l’Archiprêtre à la protection du petit Alençon.

Le connétable a réparti l’armée en trois grosses batailles. La première, trente-deux bannières, est aux ordres du duc d’Orléans. La deuxième aux ordres du Dauphin, duc de Normandie, secondé de ses frères, Louis d’Anjou et Jean de Berry. Mais en vérité, le commandement est à Jean de Landas, à Thibaut de Voudenay et au sire de Saint-Venant, trois hommes de guerre qui ont charge de serrer étroitement l’héritier du trône et de le gouverner. Le roi prendrait la tête de la troisième bataille.

On le hisse en selle, sur son grand destrier blanc. Du regard, il parcourt son armée et s’émerveille de la voir si nombreuse et si belle. Que de heaumes, que de lances côte à côte, sur des rangs profonds! Que de lourds chevaux qui encensent de la tête et font cliqueter leurs mors! Aux selles pendent les épées, les masses d’armes, les haches à deux tranchants. Aux lances flottent les pennons et les banderoles. Que de couleurs vives peintes sur les écus et les targes, brodées sur les cottes des chevaliers et sur les housses de leur monture! Tout cela poudroie, luit, scintille, éclate sous le soleil du matin.

Le roi s’avance alors et s’écrie: «Mes beaux sires, quand vous étiez entre vous à Paris, à Chartres, à Rouen ou à Orléans, vous menaciez les Anglais et vous souhaitiez être le bassinet en tête devant eux; or, vous y êtes à présent; je vous les montre. Aussi veuillez leur montrer vos talents et venger les ennuis et dépits qu’ils nous ont faits, car, sans faute, nous les battrons!» Et puis après l’énorme: «Dieu y ait part. Nous le verrons!» qui lui répond, il attend. Il attend, pour donner l’ordre d’attaquer, que soit revenu Eustache de Ribemont, le bailli de Lille et de Douai, qu’il a envoyé avec un petit détachement reconnaître exactement la position anglaise.

Et toute l’armée attend, dans un grand silence. Moment difficile que celui où l’on va charger et où l’ordre tarde. Car chacun alors se dit: «Ce sera peut-être mon tour aujourd’hui… Je vois peut-être la terre pour la dernière fois.» Et toutes les gorges sont nouées, sous la mentonnière d’acier; et chacun se recommande à Dieu plus vivement encore que pendant la messe. Le jeu de la guerre devient tout à coup solennel et terrible.

Messire Geoffroy de Charny portait l’oriflamme de France que le roi lui avait fait l’honneur de lui confier, et l’on m’a dit qu’il avait l’air tout transfiguré.

Le duc d’Athènes semblait des plus tranquilles. Il savait d’expérience que, le plus gros de son travail de connétable, il l’avait assuré auparavant. Dès que le combat serait engagé, il ne verrait guère à plus de deux cents pas ni ne se ferait entendre à plus de cinquante; on lui dépêcherait des divers points du champ de bataille des écuyers qui arriveraient ou n’arriveraient pas; et, à ceux qui parviendraient à lui, il crierait un ordre qui serait ou ne serait pas exécuté. Qu’il soit là, qu’on puisse dépêcher à lui, qu’il fasse un geste, qu’il crie une approbation, rassurerait. Peut-être une décision à prendre dans un moment difficile… Mais dans cette grande confusion de chocs et de clameurs, ce ne serait plus lui, vraiment, qui commanderait, mais la volonté de Dieu. Et vu le nombre des Français, il semblait bien que Dieu se fût déjà prononcé.

Le roi Jean, lui, commençait à s’irriter parce que Eustache de Ribemont ne revenait pas. Aurait-il été pris, comme hier Auxerre et Joigny? La sagesse serait d’envoyer une seconde reconnaissance. Mais le roi Jean ne supporte point l’attente. Il est saisi de cette coléreuse impatience qui monte en lui chaque fois que l’événement n’obéit pas tout de suite à sa volonté, et qui le rend impuissant à juger sainement des choses. Il est au bord de donner l’ordre d’attaque… tant pis, on verra bien… quand reviennent enfin messire de Ribemont et ses patrouilleurs.

«Alors, Eustache, quelles nouvelles? — Fort bonnes, Sire; vous aurez, s’il plaît à Dieu, bonne victoire sur vos ennemis.

— Combien sont-ils? — Sire, nous les avons vus et considérés. À l’estimation, les Anglais peuvent être deux mille hommes d’armes, quatre mille archers et quinze cents ribauds.»

Le roi, sur son destrier blanc, a un sourire vainqueur. Il regarde les vingt-cinq mille hommes, ou presque, rangés autour de lui. «Et comment est leur gîte? — Ah! Sire, ils occupent un fort lieu. On peut tenir pour sûr qu’ils n’ont pas plus d’une bataille, et petite, à opposer aux nôtres, mais ils l’ont bien ordonnée.»

Et de décrire comment les Anglais sont installés, sur la hauteur, de part et d’autre d’un chemin montant, bordé de haies touffues et de buissons derrière lesquels ils ont aligné leurs archers. Pour les attaquer, il n’est d’autre voie que ce chemin, où quatre chevaux seulement pourront aller de front. De tous autres côtés, ce sont seulement vignes et bois de pins où l’on ne saurait chevaucher. Les hommes d’armes anglais, leurs montures gardées à l’écart, sont tous à pied, derrière les archers qui leur font une manière de herse. Et ces archers ne seront pas légers à déconfire.

«Et comment, messire Eustache, conseillez-vous de nous y rendre?»

Toute l’armée avait les yeux tournés vers le conciliabule qui réunissait, autour du roi, le connétable, les maréchaux et les principaux chefs de bannière. Et aussi le comte de Douglas, qui n’avait pas quitté le roi depuis Breteuil. Il y a des invités, parfois, qui coûtent cher. Guillaume de Douglas dit: «Nous, les Escots, c’est toujours à pied que nous avons battu les Anglais…» Et Ribemont renchérit, en parlant des milices flamandes. Et voici qu’à l’heure d’engager combat, on se met à disserter d’art militaire. Ribemont a une proposition à faire, pour la disposition d’attaque. Et Guillaume de Douglas l’approuve. Et le roi invite à les écouter, puisque Ribemont est le seul qui ait exploré le terrain, et parce que Douglas est l’invité qui a si bonne connaissance des Anglais.

Soudain un ordre est lancé, transmis, répété. «Pied à terre!» Quoi? Après ce grand moment de tension et d’anxiété, où chacun s’est préparé au fond de soi à affronter la mort, on ne va pas combattre? Il se fait comme un flottement de déception. Mais si, mais si; on va combattre, oui, mais à pied. Ne resteront à cheval que trois cents armures, qui iront, emmenées par les deux maréchaux, percer une brèche dans les lignes des archers anglais. Et, par cette brèche, les hommes d’armes s’engouffreront aussitôt, pour combattre, main à main, les hommes du prince de Galles. Les chevaux sont gardés à toute proximité, pour la poursuite.