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Déjà Audrehem et Clermont parcourent le front des bannières pour choisir les trois cents chevaliers les plus forts, les plus hardis et les plus lourdement armés qui formeront la charge.

Ils n’ont pas l’air content, les maréchaux, car ils n’ont même pas été conviés à donner leur avis. Clermont a bien tenté de se faire entendre et demandé qu’on réfléchisse un instant. Le roi l’a rabroué. «Messire Eustache a vu, et messire de Douglas sait. Que nous apporterait de plus votre discours?» Le plan de l’éclaireur et de l’invité devient le plan du roi. «Il n’y a qu’à nommer Ribemont maréchal et Douglas connétable», grommelle Audrehem.

Pour tous ceux qui ne sont pas de la charge, pied à terre, pied à terre… «Ôtez vos éperons, et taillez vos lances à la longueur de cinq pieds!»

Humeur et grogne dans les rangs. Ce n’était pas pour cela qu’on était venu. Et pourquoi alors avoir licencié la piétaille à Chartres, si l’on devait à présent en faire le travail? Et puis raccourcir les lances, cela leur brisait le cœur, aux chevaliers. De belles hampes de frêne, choisies avec soin pour être tenues horizontales, coincées contre la targe, et va le galop! Maintenant ils allaient se promener, alourdis de fer, avec des bâtons. «N’oublions point qu’à Crécy…» disaient ceux qui voulaient malgré tout donner raison au roi. «Crécy, toujours Crécy», répondaient les autres.

Ces hommes qui, la demi-heure d’avant, avaient l’âme tout exaltée d’honneur bougonnaient comme des paysans qui ont cassé un essieu de chariot. Mais le roi lui-même, pour donner l’exemple, avait renvoyé son destrier blanc et piétinait l’herbe, les talons sans éperons, faisant sauter sa masse d’armes d’une main dans l’autre.

C’est au milieu de cette armée occupée à couper ses lances à coups de hache d’arçon que, arrivant de Poitiers, je dévalai au galop, couvert par la bannière du Saint-Siège, et escorté seulement de mes chevaliers et de mes meilleurs bacheliers, Guillermis, Cunhac, Élie d’Aimery, Hélie de Raymond, ceux-là avec lesquels nous voyageons. Ils ne sont pas près d’oublier! Ils vous ont conté… non?

Je descends de cheval en lançant mes rênes à La Rue; je recoiffe mon chapeau que la course m’avait rabattu dans le dos; Brunet défroisse ma robe, j’avance vers le roi les gants joints. Je lui dis d’entrée, avec autant de fermeté que de révérence: «Sire, je vous prie et vous supplie, au nom de la foi, de surseoir un moment au combat. Je viens m’adresser à vous d’ordre et de la volonté de notre Saint-Père. Vous plaira-t-il de m’écouter?»

Si surpris qu’il fût par l’arrivée, en un tel instant, de ce gêneur d’Église, que pouvait-il faire, le roi Jean, sinon me répondre, du même ton de cérémonie: «Volontiers, Monseigneur cardinal. Que vous plaît-il de me dire?»

Je restai un moment les yeux levés vers le ciel, comme si je le priais de m’inspirer. Et je priais, en effet; mais aussi j’attendais que le duc d’Athènes, les maréchaux, le duc de Bourbon, l’évêque Chauveau en qui je pensais trouver un allié, Jean de Landas, Saint-Venant, Tancarville et quelques autres, dont l’Archiprêtre, se fussent rapprochés. Car ce n’étaient plus à présent paroles seul à seul ou entretiens de dîner, comme à Breteuil ou Chartres. Je voulais être entendu, non seulement du roi, mais des plus hauts hommes de France, et qu’ils soient bien témoins de ma démarche.

«Très cher Sire, repris-je, vous avez ici la fleur de la chevalerie de votre royaume, en multitude, contre une poignée de gens que sont les Anglais au regard de vous. Ils ne peuvent tenir contre votre force; et il serait plus honorable pour vous qu’ils se missent à votre merci sans bataille, plutôt que d’aventurer toute cette chevalerie, et de faire périr de bons chrétiens de part et d’autre. Je vous dis ceci sur l’ordonnance de notre très Saint-Père le pape, qui m’a mandé comme son nonce, avec toute son autorité, afin d’aider à la paix, selon le commandement de Dieu qui la veut entre les peuples chrétiens. Aussi je vous prie de souffrir, au nom du Seigneur, que je chevauche vers le prince de Galles, pour lui remontrer en quel danger vous le tenez, et lui parler raison.»

S’il avait pu me mordre, le roi Jean, je crois qu’il l’aurait fait. Mais un cardinal sur un champ de bataille cela ne laisse pas d’impressionner. Et le duc d’Athènes hochait le front, et le maréchal de Clermont, et Monseigneur de Bourbon. J’ajoutai: «Très cher Sire, nous sommes dimanche, jour du Seigneur, et vous venez d’entendre messe. Vous plairait-il de surseoir au travail de mort le jour consacré au Seigneur? Laissez au moins que j’aille parler au prince.»

Le roi Jean regarda ses seigneurs autour de lui, et comprit que lui, le roi très chrétien, ne pouvait point ne pas déférer à ma demande. Si jamais quelque accident funeste survenait, on l’en tiendrait pour coupable et l’on y verrait le châtiment de Dieu.

«Soit, Monseigneur, me dit-il. Il nous plaît de nous accorder à votre souhait. Mais revenez sans tarder.»

J’eus alors une bouffée d’orgueil… le bon Dieu m’en pardonne… Je connus la suprématie de l’homme d’Église, du prince de Dieu, sur les rois temporels. Eussé-je été comte de Périgord, au lieu de votre père, jamais je n’aurais été investi de cette puissance-là. Et je pensai que j’accomplissais la tâche de ma vie.

Toujours escorté de mes quelques lances, toujours signalé par la bannière de la papauté, je piquai vers la hauteur, par le chemin qu’avait éclairé Ribemont, en direction du petit bois où campait le prince de Galles.

«Prince, mon beau fils…» car cette fois, quand je fus devant lui, je ne lui donnai plus du Monseigneur, pour mieux lui laisser sentir sa faiblesse… «si vous aviez justement considéré la puissance du roi de France comme je viens de le faire, vous me laisseriez tenter une convention entre vous, et de vous accorder, si je le puis.» Et je lui dénombrai l’armée de France que j’avais pu contempler devant le bourg de Nouaille. «Voyez où vous êtes, et combien vous êtes… Croyez-vous donc que vous pourrez tenir longtemps?»

Eh non, il ne pourrait longtemps tenir, et il le savait bien. Son seul avantage, c’était le terrain; son retranchement était vraiment le meilleur qu’on pût trouver. Mais ses hommes déjà commençaient à souffrir de la soif, car il n’y avait pas d’eau sur cette colline; il eût fallu pouvoir aller en puiser au ruisseau, le Moisson, qui coulait en bas; or les Français le tenaient. Des vivres, il n’en était guère pourvu que pour une journée. Il avait perdu son beau rire blanc sous ses moustaches à la saxonne, le prince ravageur! S’il n’avait pas été qui il était, au milieu de ses chevaliers, Chandos, Grailly, Warwick, Suffolk, qui l’observaient, il serait convenu de ce qu’eux-mêmes pensaient, que leur situation ne permettait plus d’espérance. À moins d’un miracle… et le miracle, c’était peut-être moi qui le lui apportais. Néanmoins, par souci de grandeur, il discuta un peu: «Je vous l’ai dit à Montbazon, Monseigneur de Périgord, je ne saurais traiter sans l’ordre du roi mon père…

— Beau prince, au-dessus de l’ordre des rois, il y a l’ordre de Dieu. Ni votre père le roi Édouard, sur son trône de Londres, ni Dieu sur le trône du ciel ne vous pardonneraient de faire perdre la vie à tant de bonnes et braves gens remis à votre protection, si vous pouvez agir autrement. Acceptez-vous que je discute les conditions où vous pourriez, sans perdre l’honneur, épargner un combat bien cruel et bien douteux?»