— Alors, Sire, il me paraît vain que j’aille porter une requête avancée seulement pour qu’elle soit repoussée. — Monseigneur cardinal, je vous sais gré de vos offices; mais le soleil est levé. Veuillez vous retirer du champ.»
Derrière le roi, ils se regardaient par leur ventaille, et échangeaient sourires et clins d’œil, l’évêque Chauveau, Jean d’Artois, Douglas, Eustache de Ribemont et même Audrehem et bien sûr l’Archiprêtre, aussi contents, semblait-il, d’avoir fait échec au légat du pape qu’ils le seraient d’aplatir les Anglais.
Un instant, je balançai, tant la colère me montait au nez, à lâcher que j’avais pouvoir d’excommunication. Mais quoi? Quel effet cela aurait-il eu? Les Français seraient tout de même partis à l’attaque, et je n’aurais gagné que de mettre en plus grande évidence l’impuissance de l’Église. J’ajoutai seulement: «Dieu jugera, Sire, lequel de vous deux se sera montré le meilleur chrétien.»
Et je remontai, pour la dernière fois, vers les boqueteaux. J’enrageais. «Qu’ils crèvent tous, ces fous! me disais-je en galopant. Le Seigneur n’aura pas besoin de les trier; ils sont tous bons pour sa fournaise.»
Arrivé devant le prince de Galles, je lui dis: «Beau fils, faites ce que vous pourrez; il vous faut combattre. Je n’ai pu trouver nulle grâce d’accord avec le roi de France. — Nous battre est bien notre intention, me répondit le prince. Que Dieu m’aide!»
Là-dessus, je m’en repartis, fort amer et dépité, vers Poitiers. Or ce fut le moment que choisit mon neveu de Durazzo pour me dire: «Je vous prie de me relever de mon service, mon oncle. Je veux aller combattre. — Et avec qui? lui criai-je.
— Avec les Français, bien sûr!
— Tu ne les trouves donc pas assez nombreux?
— Mon oncle, comprenez qu’il va y avoir bataille, et il n’est pas digne d’un chevalier de n’y pas prendre part. Et messire de Heredia vous en prie aussi…»
J’aurais dû le tancer bien fort, lui dire qu’il était requis par le Saint-Siège pour m’escorter dans ma mission de paix, et que, tout au contraire d’acte de noblesse, ce pourrait être regardé comme une forfaiture d’avoir rejoint l’un des deux partis. J’aurais dû lui ordonner, simplement, de rester… Mais j’étais las, j’étais irrité. Et d’une certaine façon, je le comprenais. J’aurais eu envie de prendre une lance, moi aussi et de charger je ne sais trop qui, l’évêque Chauveau… Alors je lui criai: «Allez au Diable, tous les deux! Et grand bien vous fasse!» C’est la dernière parole que j’adressai à mon neveu Robert. Je me la reproche, je me la reproche bien fort…
VII
LA MAIN DE DIEU
C’est chose bien malaisée, quand on n’y fut pas, que de reconstituer une bataille, et même quand on y fut. Surtout lorsqu’elle se déroule aussi confusément que celle de Maupertuis… Elle me fut contée, quelques heures après, de vingt façons différentes, chacun ne la jugeant que de sa place et ne prenant pour important que ce qu’il avait fait. Particulièrement les battus qui, à les entendre, ne l’eussent jamais été sans la faute de leurs voisins, lesquels en disaient tout autant.
Ce qui ne peut être mis en doute, c’est que, aussitôt après mon départ du camp français, les deux maréchaux se prirent de bec. Le connétable, duc d’Athènes, ayant demandé au roi s’il lui plaisait d’ouïr son conseil, lui dit à peu près ceci: «Sire, si vous voulez vraiment que les Anglais se rendent à votre merci, que ne les laissez-vous s’épuiser par défaut de vivres? Car leur position est forte, mais ils ne la soutiendront guère quand ils auront le corps faible. Ils sont de toute part encerclés, et s’ils tentent sortie par la seule issue où nous pouvons nous-mêmes les forcer, nous les écraserons sans peine. Puisque nous avons attendu une journée, que ne pouvons-nous attendre encore une ou deux autres, d’autant qu’à chaque moment nous nous grossissons des retardataires qui rejoignent?» Et le maréchal de Clermont d’appuyer: «Le connétable dit bien. Un peu d’attente nous donne tout à gagner, et rien à perdre.»
C’est alors que le maréchal d’Audrehem s’emporta. Atermoyer, toujours atermoyer! On devrait en avoir terminé depuis la veille au soir. «Vous ferez tant que vous finirez par les laisser échapper, comme souvent il advint. Regardez-les qui bougent. Ils descendent vers nous pour se fortifier plus bas et se ménager refuite. On dirait, Clermont, que vous n’avez pas grand-hâte de vous battre, et qu’il vous peine de voir les Anglais de si près.»
La querelle des maréchaux, il fallait bien qu’elle éclatât. Mais était-ce le moment le mieux choisi? Clermont n’était pas homme à prendre si gros outrage en plein visage. Il renvoya, comme à la paume: «Vous ne serez point si hardi aujourd’hui, Audrehem, que vous mettiez le museau de votre cheval au cul du mien.»
Là-dessus il rejoint les chevaliers qu’il doit entraîner à l’assaut, se fait hisser en selle, et donne de lui-même l’ordre d’attaquer. Audrehem l’imite aussitôt, et avant que le roi n’ait rien dit, ni le connétable rien commandé, voici la charge lancée, non point groupée comme il en avait été décidé, mais en deux escadrons séparés qui semblent moins se soucier de rompre l’ennemi que de se distancer ou de se poursuivre. Le connétable à son tour demande son destrier et s’élance, cherchant à les rameuter.
Alors le roi fait crier l’attaque pour toutes les bannières; et tous les hommes d’armes, à pied, patauds, alourdis des cinquante ou soixante livres de fer qu’ils ont sur le dos, commencent à s’avancer dans les champs vers le chemin pentu où déjà la cavalerie s’engouffre. Cinq cents pas à franchir…
Là-haut, le prince de Galles, quand il a vu la charge française s’ébranler, s’est écrié: «Mes beaux seigneurs, nous sommes petit nombre, mais ne vous en effrayez pas. La vertu ni la victoire ne vont forcément à grand peuple, mais là où Dieu veut les envoyer. Si nous sommes déconfits, nous n’en aurons point de blâme, et si la journée est pour nous, nous serons les plus honorés du monde.»
Déjà la terre tremblait au pied de la colline; les archers gallois se tenaient genou en terre derrière leurs pieux pointus, et les premières flèches se mirent à siffler…
Tout d’abord le maréchal de Clermont fonça sur la bannière de Salisbury, se ruant dans la haie pour s’y faire brèche. Une pluie de flèches brisa sa charge. Ce fut une tombée atroce, au dire de ceux qui en ont réchappé. Les chevaux qui n’avaient pas été atteints allaient s’empaler sur les pieux pointus des archers gallois. De derrière la palissade, les courtilliers et bidaux surgissaient avec leurs gaudendarts, ces terribles armes à trois fins dont le croc saisit le chevalier par la chemise de mailles, et parfois par la chair, pour le jeter à bas de sa monture… dont la pointe disjoint la cuirasse à l’aine ou à l’aisselle quand l’homme est à terre, dont le croissant enfin sert à fendre le heaume… Le maréchal de Clermont fut des premiers tués, et presque personne d’entre les siens ne put vraiment entamer la position anglaise. Tous défaits dans le passage conseillé par Eustache de Ribemont.
Au lieu de se porter au secours de Clermont, Audrehem avait voulu le distancer en suivant le cours du Moisson pour tourner les Anglais. Il était venu donner sur les troupes du comte de Warwick dont les archers ne lui firent pas meilleur parti. On devait vite apprendre que Audrehem était blessé, et prisonnier. Du duc d’Athènes, on ne savait rien. Il avait disparu dans la mêlée. L’armée avait, en quelques moments, vu disparaître ses trois chefs. Mauvais début. Mais cela ne faisait que trois cents hommes tués ou repoussés, sur vingt-cinq mille qui avançaient, pas à pas. Le roi était remonté à cheval pour dominer ce champ d’armures qui marchait, lentement.