Alors se produisit un étrange remous. Les rescapés de la charge Clermont, déboulant d’entre les deux haies meurtrières, leurs chevaux emportés, eux-mêmes hors de sens et incapables de freiner leurs montures, vinrent donner dans la première bataille, celle du duc d’Orléans, renversant comme des pièces d’échec leurs compagnons qui s’en venaient à pied, péniblement. Oh! ils n’en renversèrent pas beaucoup: trente ou cinquante peut-être, mais qui dans leur chute en chavirèrent le double.
Du coup, voici la panique dans la bannière d’Orléans. Les premiers rangs, voulant se garer des chocs, reculent en désordre; ceux de derrière ne savent pas pourquoi les premiers refluent ni sous quelle poussée; et la déroute s’empare en quelques moments d’une bataille de près de six mille hommes. Combattre à pied n’est pas leur habitude, sinon en champ clos, un contre un. Là, pesants comme ils sont, peinant à se déplacer, la vue rétrécie sous leurs bassinets, ils s’imaginent déjà perdus sans recours. Et tous se jettent à fuir alors qu’ils sont encore bien loin de portée du premier ennemi. C’est une chose merveilleuse qu’une armée qui se repousse elle-même!
Les troupes du duc d’Orléans et le duc lui-même cédèrent ainsi un terrain que nul ne leur disputait, quelques bataillons allant chercher refuge derrière la bataille du roi, mais la plupart courant droit, si l’on peut dire courir, aux chevaux tenus par les varlets, alors que rien d’autre en vérité ne talonnait tous ces fiers hommes que la peur qu’ils s’inspiraient à eux-mêmes.
Et de se faire hisser en selle pour détaler aussitôt, certains partant pliés comme des tapis en travers de leurs montures qu’ils n’étaient pas parvenus à enfourcher. Et disparaissant à travers le pays… La main de Dieu, ne peut-on s’empêcher de penser… n’est-ce pas, Archambaud?… Et seuls les mécréants oseraient en sourire.
La bataille du Dauphin, elle aussi, s’était portée en avant… «Montjoie Saint-Denis!»… et n’ayant reçu aucun retour ni reflux, poursuivit son progrès. Les premiers rangs, haletants déjà de leur marche, s’engagèrent entre les mêmes haies qui avaient été funestes à Clermont, butant sur les chevaux et les hommes abattus là, un petit moment fait. Ils furent accueillis par de mêmes nuées de flèches, tirées de derrière les palissades. Il y eut grand bruit de glaives heurtés, et de cris de fureur ou de douleur. Le goulot étant fort étroit, très peu se trouvaient au choc, tous les autres derrière eux pressés et ne se pouvant plus mouvoir. Jean de Landas, Voudenay, le sire Guichard aussi se tenaient, comme ils en avaient l’ordre, autour du Dauphin lequel aurait été bien en peine, et ses frères de Poitiers et de Berry comme lui, de bouger ou de commander aucun mouvement. Et puis, encore une fois, à travers les fentes d’un heaume, quand on est à pied, avec plusieurs centaines de cuirasses devant soi, le regard n’a guère de champ. À peine le Dauphin voyait-il plus loin que sa bannière, tenue par le chevalier Tristan de Meignelay. Quand les chevaliers du comte de Warwick, ceux-là qui avaient fait Audrehem prisonnier, fondirent à cheval sur le flanc de la bataille du Dauphin, il fut trop tard pour se disposer à soutenir charge.
C’était bien le comble! Ces Anglais, qui si volontiers se battaient à pied et en avaient tiré leur renommée, s’étaient remis en selle dès lors qu’ils avaient vu leurs ennemis venant à l’attaque démontés. Sans avoir à être bien nombreux, ils produisirent la même carambole, mais plus durement, dans le corps de bataille du Dauphin, que celle qui s’était faite toute seule parmi les gens du duc d’Orléans. Et avec plus de confusion encore. «Gardez-vous, gardez-vous», criait-on aux trois fils du roi. Les chevaliers de Warwick poussaient vers la bannière du Dauphin, lequel Dauphin avait laissé choir sa courte lance et peinait, bousculé par les siens, à seulement soutenir son épée.
Ce fut Voudenay, ou bien Guichard, on ne sait pas trop, qui le tira par le bras en lui hurlant: «Suivez-nous; vous devez vous retraire, Monseigneur!» Encore fallait-il pouvoir… Le Dauphin vit le pauvre Tristan de Meignelay navré au sol, le sang lui fuyant de la gorgière comme d’un pot fêlé et coulant sur la bannière aux armes de Normandie et du Dauphiné. Et cela, je le crains, lui donna de l’ardeur à filer. Landas et Voudenay lui ouvraient chemin dans leurs propres rangs. Ses deux frères le suivaient, pressés par Saint-Venant.
Qu’il se soit tiré de ce mauvais pas, il n’y a là rien à redire, et l’on ne doit que louer ceux qui l’y ont aidé. Ils avaient mission de le conduire et protéger. Ils ne pouvaient laisser les fils de France, et surtout le premier, aux mains de l’ennemi. Tout cela est bon. Que le Dauphin soit allé aux chevaux, ou qu’on ait appelé son cheval à lui, et qu’il y soit remonté, et que ses compagnons en aient fait de même, cela est juste encore, puisqu’ils venaient d’être bousculés par gens à cheval.
Mais que le Dauphin alors, sans regarder en arrière, s’en soit en allé d’un roide galop, quittant le champ du combat, tout comme son oncle d’Orléans un moment auparavant, il sera malaisé de jamais faire tenir cela pour une conduite honorable. Ah! les chevaliers de l’Étoile, ce n’était pas leur journée!
Saint-Venant, qui est vieux et dévoué serviteur de la couronne, assurera toujours que ce fut lui qui prit la décision d’éloigner le Dauphin, qu’il avait déjà pu juger que la bataille du roi était mal en point, que l’héritier du trône commis à sa garde devait coûte que coûte être sauvé, et qu’il lui fallut insister fortement et presque ordonner au Dauphin d’avoir à partir, et il soutiendra cela au Dauphin lui-même… brave Saint-Venant! D’autres, hélas, ont la langue moins discrète.
Les hommes de la bataille du Dauphin, voyant celui-ci s’éloigner, ne furent pas longs à se débander et s’en furent à leurs chevaux eux aussi, criant à la retraite générale.
Le Dauphin courut une grande lieue, comme il était parti. Alors, le jugeant assez en sécurité, Voudenay, Landas et Guichard lui annoncèrent qu’ils s’en retournaient se battre. Il ne leur répondit rien. Et que leur aurait-il dit? «Vous repartez à l’engagement, moi je m’en écarte; je vous fais mon compliment et mon salut»?… Saint-Venant voulait également s’en retourner. Mais il fallait bien que quelqu’un restât avec le Dauphin, et les autres lui en firent obligation, comme au plus vieux et au plus sage. Ainsi Saint-Venant, avec une petite escorte qui se grossit vite, d’ailleurs, de fuyards tout affolés qu’ils rencontraient, conduisit le Dauphin s’enfermer dans le gros château de Chauvigny. Et là, paraît-il, quand ils furent arrivés, le Dauphin eut peine à retirer son gantelet, tant sa main droite était gonflée, toute violette. Et on le vit pleurer.
VIII
LA BATAILLE DU ROI
Restait la bataille du roi… Ressers-nous un peu de ce vin mosellan, Brunet… Qui donc? L’Archiprêtre?… Ah bon, celui de Verdun! Je le verrai demain, ce sera bien assez tôt. Nous sommes ici pour trois jours, tant nous nous sommes avancés par ce temps de printemps qui continue, au point que les arbres ont des bourgeons, en décembre…
Oui, restait le roi Jean, sur le champ de Maupertuis… Maupertuis… tiens, je n’y avais pas songé. Les noms, on les répète, on ne s’avise plus de leur sens… Mauvaise issue, mauvais passage… On devrait se méfier de livrer combat dans un lieu ainsi appelé.