D’abord le roi avait vu fuir en désordre, avant même l’abord de l’ennemi, les bannières que commandait son frère. Puis se défaire et disparaître, à peine engagées, les bannières de son fils. Certes, il en avait éprouvé dépit, mais sans penser que rien fût perdu pour autant. Sa seule bataille était encore plus nombreuse que tous les Anglais réunis.
Un meilleur capitaine eût sans doute compris le danger et modifié aussitôt sa manœuvre. Or, le roi Jean laissa aux chevaliers d’Angleterre tout le temps de répéter à son encontre la charge qui venait de si bien leur réussir. Ils ont déboulé sur lui, lances basses, et ils ont rompu son front de bataille.
Pauvre Jean II! Son père, le roi Philippe, avait été déconfit à Crécy pour avoir lancé sa chevalerie contre la piétaille, et lui se faisait étriller, à Poitiers, tout précisément pour la raison inverse.
«Que faut-il faire quand on affronte des gens sans honneur qui toujours emploient des armes autres que les vôtres?» C’est ce qu’il m’a dit ensuite, quand je l’ai revu. Du moment qu’il s’avançait à pied, les Anglais auraient dû, s’ils avaient été de preux hommes, rester à pied de même. Oh! il n’est pas le seul prince qui rejette la faute de ses échecs sur un adversaire qui n’a pas joué la règle du jeu choisie par lui!
Il m’a dit aussi que la grande colère où ceci l’avait mis lui renforçait les membres. Il ne sentait plus le poids de son armure. Il avait rompu sa masse de fer, mais auparavant il avait assommé plus d’un assaillant. Il aimait mieux, d’ailleurs, assommer que pourfendre; mais puisqu’il ne lui restait plus que sa hache d’armes à deux tranchants, il la brandissait, il la faisait tournoyer, il l’abattait. On eût dit un bûcheron fou dans une forêt d’acier. De plus furieux que lui sur un champ de bataille, on n’en a guère connu. Il ne sentait rien, ni fatigue ni effroi, seulement la rage qui l’aveuglait, plus encore que le sang qui lui coulait sur la paupière gauche.
Il était si sûr de gagner, tout à l’heure; il avait la victoire dans la main! Et tout s’est écroulé. À cause de quoi, à cause de qui? À cause de Clermont, à cause d’Audrehem, ses méchants maréchaux trop tôt partis, à cause de son connétable, un âne! Qu’ils crèvent, qu’ils crèvent tous! Là-dessus, il peut se rassurer, le bon roi; ce vœu-là au moins est exaucé. Le duc d’Athènes est mort; on le retrouvera tout à l’heure contre un buisson, le corps ouvert par un coup de vouge et piétiné par une charge. Le maréchal de Clermont est mort; il a reçu tant de flèches que son cadavre ressemble à une roue de dindon. Audrehem est prisonnier, la cuisse traversée.
Rage et fureur. Tout est perdu, mais le roi Jean ne cherche qu’à tuer, tuer, tuer tout ce qui est devant lui. Et puis tant pis, mourir, le cœur éclaté! Sa cotte d’armes bleue brodée des lis de France est en lambeaux. Il a vu tomber l’oriflamme, que le brave Geoffroy de Charny serrait contre sa poitrine; cinq courtilliers étaient sur lui; un bidau gallois ou un goujat irlandais, armé d’un mauvais couteau de boucher, a emporté la bannière de France.
Le roi appelle les siens. «À moi, Artois! À moi, Bourbon!» Ils étaient là il n’y a qu’un moment. Eh oui! Mais à présent, le fils du comte Robert, le dénonciateur du roi de Navarre, le géant à petite cervelle… «Mon cousin Jean, mon cousin Jean»… est prisonnier, et son frère Charles d’Artois aussi, et Monseigneur de Bourbon, le père de la Dauphine.
«À moi, Regnault, à moi l’évêque! Fais-toi entendre de Dieu!» Si Regnault Chauveau parlait à Dieu en ce moment-là, c’était face à face. Le corps de l’évêque de Châlons gisait quelque part, les yeux clos sous la mitre de fer. Personne ne répondait plus au roi qu’une voix en mue qui lui criait: «Père, père, gardez-vous! À droite, père, gardez-vous!»
Le roi a eu un moment d’espoir en voyant Landas, Voudenay et Guichard reparaître dans la bataille, à cheval. Les fuyards s’étaient-ils repris? Les bannières des princes revenaient-elles, au galop, pour le dégager? «Où sont mes fils?
— À l’abri, Sire!»
Landas et Voudenay avaient chargé. Seuls. Le roi saurait plus tard qu’ils étaient morts, morts d’être retournés au combat pour qu’on ne les crût pas lâches, après avoir sauvé les princes de France. Un seul de ses fils reste au roi, le plus jeune, son préféré, Philippe, qui continue de lui crier: «À gauche, père, gardez-vous! Père, père, gardez-vous à droite…» Et qui le gêne, disons bien, autant qu’il ne l’aide. Car l’épée est un peu lourde dans les mains de l’enfant pour être bien offensive, et il faut au roi Jean écarter parfois de sa longue hache cette lame inutile, afin de pouvoir porter des coups d’arrêt à ses assaillants. Mais au moins il n’a pas fui, le petit Philippe!
Soudain, Jean II se voit entouré de vingt adversaires, à pied, si pressés qu’ils se gênent les uns les autres. Il les entend crier: «C’est le roi, c’est le roi, sus au roi!»
Pas une cotte d’armes française dans ce cercle terrible. Sur les targes et les écus, rien que des devises anglaises ou gasconnes. «Rendez-vous, rendez-vous, sinon vous êtes mort», lui crie-t-on.
Mais le roi fou n’entend rien. Il continue de fendre l’air avec sa hache. Comme on l’a reconnu, on se tient à distance; dame, on veut le prendre vivant! Et il tranche le vent à droite, à gauche, à droite surtout parce qu’à gauche il a l’œil collé par le sang… «Père, gardez-vous…» Un coup atteint le roi à l’épaule. Un énorme chevalier alors traverse la presse, fait brèche de son corps dans le mur d’acier, joue des cubitières, et parvient devant le roi haletant qui toujours mouline l’air. Non, ce n’est pas Jean d’Artois; je vous l’ai dit, il est prisonnier. D’une forte voix française, le chevalier crie: «Sire, Sire, rendez-vous.»
Le roi Jean alors s’arrête de frapper contre rien, contemple ceux qui l’entourent, qui l’enferment, et répond au chevalier: «À qui me rendrais-je, à qui? Où est mon cousin le prince de Galles? C’est à lui que je parlerai.
— Sire, il n’est pas ici; mais rendez-vous à moi, et je vous mènerai devers lui, répond le géant.
— Qui êtes-vous?
— Je suis Denis de Morbecque, chevalier, mais depuis cinq ans au royaume d’Angleterre, puisque je ne puis demeurer au vôtre.»
Morbecque, condamné pour homicide et délit de guerre privée, le frère de ce Jean de Morbecque qui travaille si bien pour les Navarre, qui a négocié le traité entre Philippe d’Évreux et Édouard III. Ah! Le sort faisait bien les choses et mettait des épices dans l’infortune pour la rendre plus amère.
«Je me rends à vous», dit le roi.
Il jeta sa hache d’armes dans l’herbe, ôta son gantelet et le tendit au gros chevalier. Et puis, un instant immobile, l’œil clos, il laissa la défaite descendre en lui.
Mais voilà qu’à son entour le hourvari reprenait, qu’il était bousculé, tiré, pressé, secoué, étouffé. Les vingt gaillards criaient tous ensemble: «Je l’ai pris, je l’ai pris, c’est moi qui l’ai pris!» Plus fort que tous, un Gascon gueulait: «Il est à moi. J’étais le premier à l’assaillir. Et vous venez, Morbecque, quand la besogne est faite.» Et Morbecque de répondre: «Que clamez-vous, Troy? Il s’est rendu à moi, pas à vous.»
C’est qu’elle allait rapporter gros, et d’honneur et d’argent, la prise du roi de France! Et chacun cherchait à l’agripper pour assurer son droit. Saisi au bras par Bertrand de Troy, au col par un autre, le roi finit par être renversé dans son armure. Ils l’eussent séparé en quartiers. «Seigneurs, seigneurs! criait-il, menez-moi courtoisement, voulez-vous, et mon fils aussi, devers le prince mon cousin. Ne vous battez plus de ma prise. Je suis assez grand pour tous vous faire riches.»