«Arrière; que nul n’approche le roi, s’il n’en est requis», criait Warwick aux disputeurs.
Et là seulement Édouard de Galles, prince d’Aquitaine, duc de Cornouailles, connut, comprit, embrassa l’immensité de sa victoire. Le roi, le roi Jean, le chef du plus nombreux et plus puissant royaume d’Europe… L’homme et l’enfant marchaient vers lui très lentement… Ah! cet instant qui demeurerait toujours dans la mémoire des hommes!.. Le prince eut l’impression qu’il était regardé de toute la terre.
Il fit un signe à ses gentilshommes, pour qu’on l’aidât à descendre de cheval. Il se sentait les cuisses raides et les reins aussi.
Il se tint sur la porte de son pavillon. Le soleil, qui inclinait, traversait le boqueteau de rayons d’or. On les aurait bien surpris, tous ces hommes, en leur disant que l’heure de Vêpres était déjà passée.
Édouard tendit les mains au présent que lui amenaient Warwick et Cobham, au présent de la Providence. Jean de France, même courbé par le destin adverse, est de plus grande taille que lui. Il répondit au geste de son vainqueur. Et ses deux mains aussi se tendirent, l’une gantée, l’autre nue. Ils restèrent un moment ainsi, non pas s’accolant, simplement s’étreignant les mains. Et puis Édouard eut un geste qui allait toucher le cœur de tous les chevaliers. Il était fils de roi; son prisonnier était roi couronné. Alors, toujours le tenant par les mains, il inclina profondément la tête, et il esquissa une pliure du genou. Honneur à la vaillance malheureuse… Tout ce qui grandit notre vaincu grandit notre victoire. Il y eut des gorges qui se serrèrent chez ces rudes hommes.
«Prenez place, Sire mon cousin, dit Édouard en invitant le roi Jean à entrer dans le pavillon. Laissez-moi vous servir le vin et les épices. Et pardonnez que, pour le souper, je vous fasse faire bien simple chère. Nous passerons à table tout à l’heure.»
Car on s’affairait à dresser une grande tente sur le tertre. Les gentilshommes du prince connaissaient leur devoir. Et les cuisiniers ont toujours quelques pâtés et viandes dans leurs coffres. Ce qui manquait, on alla le chercher au garde-manger des moines de Maupertuis. Le prince dit encore: «Vos parents et barons auront plaisir à se joindre à vous. Je les fais appeler. Et souffrez qu’on panse cette blessure au front qui montre votre grand courage.»
IX
LE SOUPER DU PRINCE
C’est chose qui fait songer au destin des nations, que de vous conter tout cela, qui vient de survenir… et qui marque un grand changement, un grand tournement pour le royaume… justement ici entre toutes places, justement à Verdun… Pourquoi? Eh! mon neveu, parce que le royaume y est né, parce que ce qu’on peut nommer le royaume de France est issu du traité signé ici-même après la bataille de Fontenoy, alors Fontanetum… vous savez bien, où nous sommes passés… entre les trois fils de Louis le Pieux. La part de Charles le Chauve y fut pauvrement découpée, d’ailleurs sans regarder les vérités du sol. Les Alpes, le Rhin eussent dû être frontières naturelles à la France, et il n’est pas de bon sens que Verdun et Metz soient terres d’Empire. Or, que va-t-il en être de la France, demain? Comment va-t-on la découper? Peut-être n’y aura-t-il plus de France du tout, dans dix ou vingt ans, certains se le demandent sérieusement. Ils voient un gros morceau anglais, et un morceau navarrais allant d’une mer à l’autre avec toute la Langue d’oc, et un royaume d’Arles rebâti dans la mouvance de l’Empire, avec la Bourgogne en sus… Chacun rêve de dépecer la faiblesse.
Pour vous dire mon sentiment, je n’y crois guère, parce que l’Église, tant que je vivrai et que vivront quelques autres de ma sorte, ne permettra point cet écartèlement. Et puis le peuple a trop le souvenir et l’habitude d’une France qui fut une et grande. Les Français verront vite qu’ils ne sont rien s’ils ne sont plus du royaume, s’ils ne sont plus rassemblés dans un seul État. Mais il y aura des gués difficiles à traverser. Peut-être serez-vous mis devant des choix pénibles. Choisissez toujours, Archambaud, dans le sens du royaume, même s’il est commandé par un mauvais roi… parce que le roi peut mourir, ou être déchassé, ou tenu en captivité, mais le royaume dure.
La grandeur de la France, elle apparaissait, au soir de Poitiers, dans les égards mêmes que le vainqueur, ébloui de sa fortune et presque n’y croyant pas, prodiguait au vaincu. Étrange tablée que celle qui s’installa, après la bataille, au milieu d’un bois du Poitou, entre des murs de drap rouge. Aux places d’honneur, éclairés par des cierges, le roi de France, son fils Philippe, Monseigneur Jacques de Bourbon, qui devenait duc puisque son père avait été tué dans la journée, le comte Jean d’Artois, les comtes de Tancarville, d’Étampes, de Dammartin, et aussi les sires de Joinville et de Parthenay, servis dans des couverts d’argent; et répartis aux autres tables, entre des chevaliers anglais et gascons, les plus puissants et les plus riches des autres prisonniers.
Le prince de Galles affectait de se lever pour servir lui-même le roi de France et lui verser le vin en abondance.
«Mangez, cher Sire, je vous en prie. N’ayez point regret à le faire. Car si Dieu n’a pas consenti à votre vouloir et si la besogne n’a pas tourné de votre côté, vous avez aujourd’hui conquis haut renom de prouesse, et vos hauts faits ont passé les plus grands. Certainement Monseigneur mon père vous fera tout l’honneur qu’il pourra, et s’accordera à vous si raisonnablement que vous demeurerez bons amis ensemble. Au vrai, chacun ici vous reconnaît le prix de bravoure, car en cela vous l’avez emporté sur tous.»
Le ton était donné. Le roi Jean se détendait. L’œil gauche tout bleu, et une entaille dans son front bas, il répondait aux politesses de son hôte. Roi-chevalier, il lui importait de se montrer tel dans la défaite. Aux autres tables, les voix montaient de timbre. Après qu’ils s’étaient durement heurtés à l’épée ou à la hache, les seigneurs des deux partis, à présent, faisaient assaut de compliments.
On commentait haut les péripéties de la bataille. On ne tarissait pas de louanges sur la hardiesse du jeune prince Philippe qui, lourd de mangeaille après cette dure journée, dodelinait sur son siège et glissait au sommeil.
Et l’on commençait à faire les comptes. Outre les grands seigneurs, ducs, comtes et vicomtes qui étaient une vingtaine, on avait déjà pu dénombrer parmi les prisonniers plus de soixante barons et bannerets; les simples chevaliers, écuyers et bacheliers ne pouvaient être recensés. Plus d’un double millier assurément; on ne saurait vraiment le total que le lendemain…
Les morts? Il fallait les estimer en même quantité. Le prince ordonna que ceux déjà ramassés fussent portés, dès l’aurore suivante, au couvent des frères mineurs de Poitiers, en tête les corps du duc d’Athènes, du duc de Bourbon, du comte-évêque de Châlons, pour y être enterrés avec toute la pompe et l’honneur qu’ils méritaient. Quelle procession! Jamais couvent n’aurait vu tant de hauts hommes et de si riches lui arriver en un seul jour. Quelle fortune, en messes et dons, allait s’abattre sur les Frères Mineurs! Et autant sur les Frères Prêcheurs.
Je vous dis tout de suite qu’il fallut dépaver la nef et le cloître de deux couvents pour mettre dessous, sur deux étages, les Geoffroy de Charny, les Rochechouart, les Eustache de Ribemont, les Dance de Melon, les Jean de Montmorillon, les Seguin de Cloux, les La Fayette, les La Rochedragon, les La Rochefoucault, les La Roche Pierre de Bras, les Olivier de Saint-Georges, les Imbert de Saint-Saturnin, et je pourrais encore vous en citer par vingtaines.