«Sait-on ce qu’il est advenu de l’Archiprêtre?» demandait le roi.
L’Archiprêtre était blessé, prisonnier d’un chevalier anglais. Combien valait l’Archiprêtre? Avait-il gros château, grandes terres? Son vainqueur s’informait sans vergogne. Non. Un petit manoir à Vélines. Mais que le roi l’ait nommé haussait son prix.
«Je le rachèterai», dit Jean II qui, sans savoir encore ce qu’il allait coûter lui-même à la France, recommençait à faire le grandiose.
Alors le prince Édouard de répondre: «Pour l’amour de vous, Sire mon cousin, je rachèterai moi-même cet archiprêtre, et lui rendrai la liberté, si vous le souhaitez.»
Le ton montait autour des tables. Le vin et les viandes, goulûment avalés, portaient à la tête de ces hommes fatigués, qui n’avaient rien mangé depuis le matin. Leur assemblée tenait à la fois du repas de cour après les grands tournois et de la foire aux bestiaux.
Morbecque et Bertrand de Troy n’avaient pas fini de se disputer quant à la prise du roi. «C’est moi, vous dis-je! — Que non; j’étais sur lui, vous m’avez écarté! — À qui a-t-il remis son gant?»
De toute manière, ce ne serait pas à eux qu’irait la rançon, énorme à coup sûr, mais au roi d’Angleterre. Prise de roi est au roi. Ce dont ils débattaient, c’était de savoir qui toucherait la pension que le roi Édouard ne manquerait pas d’accorder. À se demander s’ils n’auraient pas eu plus de profit, sinon d’honneur, à prendre un riche baron qu’ils se seraient partagé. Car on faisait des partages, si l’on avait été à deux ou trois sur le même prisonnier. Ou bien des échanges. «Donnez-moi le sire de La Tour; je le connais, il est parent à ma bonne épouse. Je vous remettrai Mauvinet, que j’ai pris. Vous y gagnez; il est sénéchal de Touraine.»
Et le roi Jean soudain frappa du plat de la main sur la table.
«Mes sires, mes bons seigneurs, j’entends que tout se fasse entre vous et ceux qui nous ont pris selon l’honneur et la noblesse. Dieu a voulu que nous soyons déconfits, mais vous voyez les égards qu’on nous prouve. Nous devons garder la chevalerie. Que nul ne s’avise de fuir ou de forfaire à la parole donnée, car je le honnirai.»
On eût dit qu’il commandait, cet écrasé, et il prenait toute sa hauteur pour inviter ses barons à être bien exacts dans la captivité.
Le prince de Galles qui lui versait le vin de Saint-Émilion l’en remercia. Le roi Jean le trouvait aimable, ce jeune homme. Comme il était attentif, comme il avait de belles façons. Le roi Jean eût aimé que ses fils lui ressemblassent! Il ne résista pas, la boisson et la fatigue aidant, à lui dire: «N’avez-vous point connu Monsieur d’Espagne? — Non, cher Sire; je l’ai seulement affronté sur mer…» Il était courtois, le prince; il aurait pu dire: «Je l’ai défait…» «C’était un bon ami. Vous m’en rappelez la mine et la tournure…» Et puis soudain, avec de la méchanceté dans la voix: «Ne me demandez point de rendre la liberté à mon gendre de Navarre; cela, contre ma vie, je ne le ferai point.»
Le roi Jean II, un moment, avait été grand, vraiment, un très bref moment, dans l’instant qui avait suivi sa capture. Il avait eu la grandeur de l’extrême malheur. Et voici qu’il revenait à sa nature: des manières répondant à l’image exagérée qu’il se faisait de soi, un jugement faible, des soucis futiles, des passions honteuses, des impulsions absurdes et des haines tenaces.
La captivité, d’une certaine façon, n’allait pas lui déplaire, une captivité dorée, s’entend, une captivité royale. Ce faux glorieux avait rejoint son vrai destin, qui était d’être battu. Finis, pour un temps, les soucis du gouvernement, la lutte contre toutes choses adverses en son royaume, l’ennui de donner des ordres qui ne sont point suivis. À présent, il est en paix; il peut prendre à témoin ce ciel qui lui a été contraire, se draper dans son infortune, et feindre de supporter avec noblesse la douleur d’un sort qui lui convient si bien. À d’autres le fardeau de conduire un peuple rétif! On verra s’ils parviennent à faire mieux…
«Où m’emmenez-vous, mon cousin? demanda-t-il. — À Bordeaux, cher Sire, où je vous donnerai bel hôtel, pourvoyance, et fêtes pour vous réjouir, jusqu’à ce que vous vous accommodiez avec le roi mon père.
— Est-il joie pour un roi captif?» répondit Jean II déjà tout attentif à son personnage.
Ah! que n’avait-il accepté, au début de cette journée de Poitiers, les conditions que je lui portais? Vit-on jamais pareil roi, en position de tout gagner le matin, sans avoir à tirer l’épée, qui peut rétablir sa loi sur le quart de son royaume, seulement en posant son seing et son sceau sur le traité que son ennemi traqué lui offre, et qui refuse… et le soir se retrouve prisonnier!
Un oui au lieu d’un non. L’acte irrattrapable. Comme celui du comte d’Harcourt, remontant l’escalier de Rouen au lieu de sortir du château. Jean d’Harcourt y a laissé la tête; là, c’est la France entière qui risque d’en connaître agonie.
Le plus surprenant, et l’injuste, c’est que ce roi absurde, obstiné seulement à gâcher ses chances, et qu’on n’aimait guère avant Poitiers, est bientôt devenu, parce qu’il est vaincu, parce qu’il est captif, objet d’admiration, de pitié et d’amour pour son peuple, pour une partie de son peuple. Jean le Brave, Jean le Bon…
Et cela commença dès le souper du prince. Alors qu’ils avaient tout à reprocher à ce roi qui les avait menés au malheur, les barons et chevaliers prisonniers exaltaient son courage, sa magnanimité, que sais-je? Ils se donnaient, les vaincus, bonne conscience et bel aspect. Quand ils rentreront, leurs familles s’étant saignées et ayant saigné leurs manants pour payer leurs rançons, ils diront, soyez-en sûr, avec superbe: «Vous ne fûtes pas comme moi auprès de notre roi Jean…» Ah! ils la raconteront, la journée de Poitiers!
À Chauvigny, le Dauphin, qui prenait un repas triste en compagnie de ses frères et entouré seulement de quelques serviteurs, fut averti que son père était vivant, mais captif. «À vous de gouverner, à présent, Monseigneur», lui dit Saint-Venant.
Il n’y a guère dans le passé, à mon savoir, princes de dix-huit ans qui aient eu à prendre le gouvernail dans une situation aussi piteuse. Un père prisonnier, une noblesse diminuée par la défaite, deux armées ennemies campant dans le pays, car il y a toujours Lancastre au-dessus de la Loire… plusieurs provinces ravagées, point de finances, des conseillers cupides, divisés et haïs, un beau-frère en forteresse mais dont les partisans bien actifs relèvent la tête plus que jamais, une capitale frémissante qu’une poignée de bourgeois ambitieux incite à l’émeute… Ajoutez à cela que le jeune homme est de chétive santé, et que sa conduite en bataille n’a pas fait grandir sa réputation.
À Chauvigny, toujours ce même soir, comme il avait décidé de rentrer à Paris par le plus court, Saint-Venant lui demanda: «Quelle qualité, Monseigneur, devront donner à votre personne ceux qui parleront en son nom?» Et le Dauphin répondit: «Celle que j’ai, Saint-Venant, celle que Dieu me désigne: lieutenant général du royaume.» Ce qui était parole sage…
Il y a trois mois de cela. Rien n’est tout à fait perdu, mais rien non plus ne donne signe d’amélioration, tout au contraire. La France se défait. Et nous allons dans moins d’une semaine nous retrouver à Metz, d’où je ne vois pas trop, je vous l’avoue, quel grand bien en pourrait sortir, sauf pour l’Empereur, ni quelle grande œuvre s’y pourrait faire, entre un lieutenant du royaume, mais qui n’est pas le roi, et un légat pontifical, mais qui n’est pas le pape.