Ah! je ne puis celer que j’ai quelque émoi à revoir Limoges! Ce fut mon premier évêché. J’avais… j’avais… j’étais plus jeune que vous n’êtes à présent, Archambaud; j’avais vingt-trois ans. Et je vous traite comme un jouvenceau! C’est un travers qui vient avec l’âge d’en user avec la jeunesse comme si elle était encore l’enfance, en oubliant ce qu’on fut soi-même, à pareil âge. Il faudra me reprendre, mon neveu, quand vous me verrez incliner dans ce défaut. Évêque… Ma première mitre! J’en étais bien fier, et j’eus tôt fait, à cause d’elle, de commettre le péché d’orgueil. On disait, certes, que je devais mon siège à la faveur, et que, tout comme mes premiers bénéfices m’avaient été octroyés par Clément V à cause de la grande amitié qu’il portait à ma mère, Jean XXII m’avait pourvu d’un évêché parce que nous avions accordé ma dernière sœur, votre tante Aremburge, à un de ses petits-neveux, Jacques de La Vie. Pour vous avouer le tout, c’était un peu vrai. Être neveu de pape est un bel accident, mais dont le profit ne dure guère à moins que de s’allier à quelque grande noblesse telle que la nôtre… Votre oncle La Vie fut un brave homme.
Pour ma part, si jeunet que je fusse, je n’ai pas laissé le souvenir, je crois, d’un mauvais évêque. Quand je vois tant de diocésains chenus qui ne savent tenir ni leurs ouailles ni leur clergé, et qui nous accablent de leurs doléances et de leurs procès, je me dis que je sus faire assez bien, et sans trop me donner de peine. J’avais de bons vicaires… tenez, versez-moi encore de ce vin; il faut faire passer le confit… de bons vicaires à qui je laissais le soin d’administrer. J’ordonnais qu’on ne me dérangeât que pour affaires graves, ce qui m’acquit du respect et même un peu de crainte. J’eus le loisir ainsi de poursuivre mes études. J’étais déjà fort savant en droit canon; j’obtins d’appeler de bons maîtres à ma résidence afin de me parfaire en droit civil. Ils vinrent de Toulouse où j’avais pris mes grades, et qui est tout aussi bonne université que celle de Paris, tout aussi fournie en hommes de savoir. Par reconnaissance, j’ai décidé… je veux vous en avertir, mon neveu, puisque l’occasion s’en trouve; ceci est consigné dans mes volontés dernières, pour le cas où je n’aurais pu accomplir la chose de mon vivant… j’ai décidé de faire fondation, à Toulouse, d’un collège pour des escholiers périgordins pauvres… Prenez donc cette toile, Archambaud, et séchez-vous les doigts…
C’est aussi à Limoges que je commençai à m’instruire en astrologie. Car les deux sciences les plus nécessaires à ceux qui doivent exercer gouvernement sont bien celle du droit et celle des astres, pour ce que la première apprend les lois qui régissent les rapports et obligations que les hommes ont entre eux, ou avec le royaume, ou avec l’Église, et la seconde donne connaissance des lois qui régissent les rapports des hommes avec la Providence. Le droit et l’astrologie; les lois de la terre, les lois du ciel. Je dis qu’il n’y a point à sortir de là. Dieu fait naître chacun de nous à l’heure qu’il veut, et cette heure est marquée à l’horloge céleste, où il nous a, par grande bonté, permis de lire. Je sais qu’il est de piètres croyants qui se gaussent de l’astrologie, parce que cette science abonde en charlatans et marchands de mensonges. Mais cela fut de tout temps, et les vieux livres nous rapportent que les anciens Romains et autres peuples antiques dénonçaient les mauvais tireurs d’horoscopes et les faux mages vendeurs de prédictions; cela n’empêchait point qu’ils recherchassent les bons et justes lecteurs de ciel, qui pratiquaient souvent dans les sanctuaires. Ce n’est point parce qu’il est des prêtres simoniaques, ou intempérants, qu’il faut fermer toutes les églises.
Je suis aise de vous voir partager mes opinions là-dessus. C’est l’attitude humble qui convient au chrétien devant les décrets du Seigneur, le créateur de toutes choses, qui se tient derrière les étoiles…
Vous souhaiteriez… Mais bien volontiers, mon neveu, je le ferai bien volontiers pour vous. Savez-vous l’heure de votre naissance?… Ah! il faudrait la savoir; mandez quelqu’un à votre mère, pour la prier de vous donner l’heure de votre premier cri. Ce sont les mères qui gardent mémoire de ces choses-là…
Pour ma part, je n’ai jamais eu qu’à me louer de pratiquer la science astrale. Cela m’a permis de donner d’utiles conseils aux princes qui voulaient bien m’écouter, et aussi de connaître la nature des gens en face de qui je me trouvais, et de me garder de ceux dont le sort était contraire au mien. Ainsi, le Capocci, j’ai toujours su qu’il me serait adverse en tout, et me suis toujours défié de lui… C’est à partir des astres que j’ai réussi maintes négociations et conclu maints arrangements favorables, comme pour ma sœur de Durazzo ou pour le mariage de Louis de Sicile; et les bénéficiaires reconnaissants ont grossi ma fortune. Mais en tout premier, c’est auprès de Jean XXII… Dieu le garde; il fut mon bienfaiteur… que cette science me fut de précieux service. Car ce pape était grand alchimiste et astrologien lui-même; de savoir que je m’adonnais au même art, avec succès, lui dicta un recroît de faveur pour moi et lui inspira d’écouter le souhait du roi de France en me créant cardinal à trente ans, ce qui est chose peu commune. J’allai donc en Avignon recevoir mon chapeau. Vous savez comment la chose se passe. Non?
Le pape donne un grand banquet, où sont conviés tous les cardinaux, pour l’entrée du nouveau dans la curie. À la fin du repas, le pape s’assoit sur son trône, et impose le chapeau au nouveau cardinal qui se tient agenouillé et lui baise d’abord le pied, puis la bouche. J’étais trop jeune pour que Jean XXII… il avait alors quatre-vingt-sept ans… m’appelât venerabilis frater; alors il choisit de s’adresser à moi en me donnant du dilectus filius. Et avant de m’inviter à me relever, il me souffla à l’oreille: «Sais-tu combien me coûte ton chapeau? Six livres, sept sous et dix deniers.» C’était bien dans la façon de ce pontife que de vous rabattre l’orgueil, dans l’instant qu’on pouvait en concevoir le plus, en vous glissant une moquerie sur les grandeurs. De tous les jours de ma vie, il n’en est pas dont j’aie gardé plus précise mémoire. Le Saint-Père, tout desséché, tout plissé, sous son bonnet blanc qui lui enserrait les joues… C’était le 14 juillet de l’an 1331…
Brunet! Fais arrêter ma litière. Je m’en vais me dégourdir un peu les jambes, avec mon neveu, tandis qu’on brossera ces miettes. Le chemin est plat, et le soleil nous gratifie d’un petit rayon. Vous nous reprendrez en avant. Douze hommes seulement à m’escorter; je veux un peu de paix… Salut, maître Vigier… salut Volnerio… salut du Bousquet… la paix de Dieu soit sur vous tous, mes fils, mes bons serviteurs.
V
LES DÉBUTS DE CE ROI QU’ON APPELLE LE BON
Le ciel du roi Jean? Certes, je le connais; je me suis maintes fois penché dessus… Si je prévoyais? Bien sûr, je prévoyais; c’est pourquoi je me suis si fort dépensé pour empêcher cette guerre, sachant qu’elle lui serait funeste, et donc funeste à la France. Mais allez faire entendre raison à un homme, et surtout à un roi, dont les astres font barrière, précisément, et à l’entendement et à la raison!
Le roi Jean II, à sa naissance, avait Saturne culminant dans la constellation du Bélier, en milieu du ciel. C’est configuration funeste pour un roi, celle des souverains détrônés, des règnes qui s’achèvent hâtivement ou que terminent de tragiques revers. Ajoutez à cela une Lune qui se lève dans le signe du Cancer, lunaire lui-même, marquant ainsi une nature fort féminine. Enfin, et pour ne vous donner que les traits les plus voyants, ceux qui sautent aux yeux de tout astrologien, un difficile groupement où l’on trouve le Soleil, Mercure et Mars étroitement conjoints en Taureau. Voilà un ciel bien pesant qui compose un homme mal balancé, mâle et même assez lourd dans les apparences, mais chez qui tout ce qui devrait être viril est comme castré, jusques et y compris l’entendement; en même temps, un brutal, un violent, habité de songes et de peurs secrètes qui lui inspirent des fureurs soudaines et homicides, incapable d’écouter avis ou de se maîtriser soi-même, et cachant ses faiblesses sous des dehors de grande ostentation; au fond de tout, un sot, et le contraire d’un vainqueur ou d’une âme de commandement.