– La Calypso.
– Après?
– La Preneuse.
– Cinq frégates de trente-deux chaque.
Le capitaine écrivit au-dessous des premiers chiffres, 160.
– Pilote, dit-il, vous les reconnaissez bien?
– Et vous, répondit Gacquoil, vous les connaissez bien, mon commandant. Reconnaître est quelque chose, connaître est mieux.
Le capitaine avait l’œil fixé sur son carnet et additionnait entre ses dents.
– Cent vingt-huit, cinquante-deux, quarante, cent soixante.
En ce moment La Vieuville remontait sur le pont.
– Chevalier, lui cria le capitaine, nous sommes en présence de trois cent quatre-vingts pièces de canon.
– Soit, dit La Vieuville.
– Vous revenez de l’inspection, La Vieuville; combien décidément avons-nous de pièces en état de faire feu?
– Neuf.
– Soit, dit à son tour Boisberthelot.
Il reprit la longue-vue des mains du pilote, et regarda l’horizon.
Les huit navires silencieux et noirs semblaient immobiles, mais ils grandissaient.
Ils se rapprochaient insensiblement.
La Vieuville fit le salut militaire.
– Commandant, dit La Vieuville, voici mon rapport. Je me défiais de cette corvette Claymore. C’est toujours ennuyeux d’être embarqué brusquement sur un navire qui ne vous connaît pas ou qui ne vous aime pas. Navire anglais, traître aux Français. La chienne de caronade l’a prouvé. J’ai fait la visite. Bonnes ancres. Ce n’est pas du fer de loupe, c’est forgé avec des barres soudées au martinet. Les cigales des ancres sont solides. Câbles excellents, faciles à débiter, ayant la longueur d’ordonnance, cent vingt brasses. Force munitions. Six canonniers morts. Cent soixante et onze coups à tirer par pièce.
– Parce qu’il n’y a plus que neuf pièces, murmura le capitaine.
Boisberthelot braqua sa longue-vue sur l’horizon.
La lente approche de l’escadre continuait.
Les caronades ont un avantage, trois hommes suffisent pour les manœuvrer; mais elles ont un inconvénient, elles portent moins loin et tirent moins juste que les canons. Il fallait donc laisser arriver l’escadre à portée de caronade.
Le capitaine donna ses ordres à voix basse. Le silence se fit dans le navire. On ne sonna point le branle-bas, mais on l’exécuta. La corvette était aussi hors de combat contre les hommes que contre les flots. On tira tout le parti possible de ce reste de navire de guerre. On accumula près des drosses, sur le passavant, tout ce qu’il y avait d’aussières et de grelins de rechange pour raffermir au besoin la mâture. On mit en ordre le poste des blessés. Selon la mode navale d’alors, on bastingua le pont, ce qui est une garantie contre les balles, mais non contre les boulets. On apporta les passe-balles, bien qu’il fût un peu tard pour vérifier les calibres; mais on n’avait pas prévu tant d’incidents. Chaque matelot reçut une giberne et mit dans sa ceinture une paire de pistolets et un poignard. On plia les branles; on pointa l’artillerie; on prépara la mousqueterie; on disposa les haches et les grappins; on tint prêtes les soutes à gargousses et les soutes à boulets; on ouvrit la soute aux poudres. Chaque homme prit son poste. Tout cela sans dire une parole et comme dans la chambre d’un mourant. Ce fut rapide et lugubre.
Puis on embossa la corvette. Elle avait six ancres comme une frégate. On les mouilla toutes les six; l’ancre de veille à l’avant, l’ancre de toue à l’arrière, l’ancre de flot du côté du large, l’ancre de jusant du côté des brisants, l’ancre d’affourche à tribord et la maîtresse-ancre à bâbord.
Les neuf caronades qui restaient vivantes furent mises en batterie toutes les neuf d’un seul côté, du côté de l’ennemi.
L’escadre, non moins silencieuse, avait, elle aussi, complété sa manœuvre. Les huit bâtiments formaient maintenant un demi-cercle dont les Minquiers faisaient la Corde. LaClaymore, enfermée dans ce demi-cercle, et d’ailleurs garrottée par ses propres ancres, était adossée à l’écueil, c’est-à-dire au naufrage.
C’était comme une meute autour d’un sanglier, ne donnant pas de voix, mais montrant les dents.
Il semblait de part et d’autre qu’on s’attendait.
Les canonniers de la Claymore étaient à leurs pièces.
Boisberthelot dit à La Vieuville:
– Je tiendrais à commencer le feu.
– Plaisir de coquette, dit La Vieuville.
IX QUELQU’UN ÉCHAPPE
Le passager n’avait pas quitté le pont, il observait tout, impassible.
Boisberthelot s’approcha de lui.
– Monsieur, lui dit-il, les préparatifs sont faits. Nous voilà maintenant cramponnés à notre tombeau, nous ne lâcherons pas prise. Nous sommes prisonniers de l’escadre ou de l’écueil. Nous rendre à l’ennemi ou sombrer dans les brisants, nous n’avons pas d’autre choix. Il nous reste une ressource, mourir. Combattre vaut mieux que naufrager. J’aime mieux être mitraillé que noyé; en fait de mort, je préfère le feu à l’eau. Mais mourir, c’est notre affaire à nous autres, ce n’est pas la vôtre, à vous. Vous êtes l’homme choisi par les princes, vous avez une grande mission, diriger la guerre de Vendée. Vous de moins, c’est peut-être la monarchie perdue; vous devez donc vivre. Notre honneur à nous est de rester ici, le vôtre est d’en sortir. Vous allez, mon général, quitter le navire. Je vais vous donner un homme et un canot. Gagner la côte par un détour n’est pas impossible. Il n’est pas encore jour, les lames sont hautes, la mer est obscure, vous échapperez. Il y a des cas où fuir, c’est vaincre.
Le vieillard fit, de sa tête sévère, un grave signe d’acquiescement.
Le comte du Boisberthelot éleva la voix:
– Soldats et matelots, cria-t-il.
Tous les mouvements s’arrêtèrent, et de tous les points du navire, les visages se tournèrent vers le capitaine.
Il poursuivit:
– L’homme qui est parmi nous représente le roi. Il nous est confié, nous devons le conserver. Il est nécessaire au trône de France; à défaut d’un prince, il sera, c’est du moins notre attente, le chef de la Vendée. C ’est un grand officier de guerre. Il devait aborder en France avec nous, il faut qu’il y aborde sans nous. Sauver la tête, c’est tout sauver.
– Oui! oui! oui! crièrent toutes les voix de l’équipage.
Le capitaine continua:
– Il va courir, lui aussi, de sérieux dangers. Atteindre la côte n’est pas aisé. Il faudrait que le canot fût grand pour affronter la haute mer et il faut qu’il soit petit pour échapper à la croisière. Il s’agit d’aller atterrir à un point quelconque, qui soit sûr, et plutôt du côté de Fougères que du côté de Coutances. Il faut un matelot solide, bon rameur et bon nageur; qui soit du pays et qui connaisse les passes. Il y a encore assez de nuit pour que le canot puisse s’éloigner de la corvette sans être aperçu. Et puis, il va y avoir de la fumée qui achèvera de le cacher. Sa petitesse l’aidera à se tirer des bas-fonds. Où la panthère est prise, la belette échappe. Il n’y a pas d’issue pour nous; il y en a pour lui. Le canot s’éloignera à force de rames; les navires ennemis ne le verront pas; et d’ailleurs pendant ce temps-là, nous ici, nous allons les amuser. Est-ce dit?