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Tellmarch passa cette revue des cadavres, sans en omettre un seul; tous étaient criblés de balles.

Ceux qui les avaient mitraillés, pressés probablement d’aller ailleurs, n’avaient pas pris le temps de les enterrer.

Comme il allait se retirer, ses yeux tombèrent sur un mur bas qui était dans la cour, et il vit quatre pieds qui passaient de derrière l’angle de ce mur.

Ces pieds avaient des souliers; ils étaient plus petits que les autres; Tellmarch approcha. C’étaient des pieds de femme.

Deux femmes étaient gisantes côte à côte derrière le mur, fusillées aussi.

Tellmarch se pencha sur elles. L’une de ces femmes avait une sorte d’uniforme; à côté d’elle était un bidon brisé et vidé; c’était une vivandière. Elle avait quatre balles dans la tête. Elle était morte.

Tellmarch examina l’autre. C’était une paysanne. Elle était blême et béante. Ses yeux étaient fermés. Elle n’avait aucune plaie à la tête. Ses vêtements, dont les fatigues, sans doute, avaient fait des haillons, s’étaient ouverts dans sa chute, et laissaient voir son torse à demi nu. Tellmarch acheva de les écarter, et vit à une épaule la plaie ronde que fait une balle; la clavicule était cassée. Il regarda ce sein livide.

– Mère et nourrice, murmura-t-il.

Il la toucha. Elle n’était pas froide.

Elle n’avait pas d’autre blessure que la clavicule cassée et la plaie à l’épaule.

Il posa la main sur le cœur et sentit un faible battement. Elle n’était pas morte.

Tellmarch se redressa debout et cria d’une voix terrible:

– Il n’y a donc personne ici?

– C’est toi, le caimand! répondit une voix, si basse qu’on l’entendait à peine.

Et en même temps une tête sortit d’un trou de ruine.

Puis une autre face apparut dans une autre masure.

C’étaient deux paysans qui s’étaient cachés; les seuls qui survécussent.

La voix connue du caimand les avait rassurés et les avait fait sortir des recoins où ils se blottissaient.

Ils avancèrent vers Tellmarch, fort tremblants encore.

Tellmarch avait pu crier, mais ne pouvait parler; les émotions profondes sont ainsi.

Il leur montra du doigt la femme étendue à ses pieds.

– Est-ce qu’elle est encore en vie? dit l’un des paysans.

Tellmarch fit de la tête signe que oui.

– L’autre femme est-elle vivante? demanda l’autre paysan.

Tellmarch fit signe que non.

Le paysan qui s’était montré le premier, reprit:

– Tous les autres sont morts, n’est-ce pas? J’ai vu cela. J’étais dans ma cave. Comme on remercie Dieu dans ces moments-là de n’avoir pas de famille! Ma maison brûlait. Seigneur Jésus! on a tout tué. Cette femme-ci avait des enfants. Trois enfants, tout petits! Les enfants criaient: Mère! La mère criait: Mes enfants! On a tué la mère et on a emmené les enfants. J’ai vu cela, mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! Ceux qui ont tout massacré sont partis. Ils étaient contents. Ils ont emmené les petits et tué la mère. Mais elle n’est pas morte, n’est-ce pas, elle n’est pas morte? Dis donc, le caimand, est-ce que tu crois que tu pourrais la sauver? veux-tu que nous t’aidions à la porter dans ton carnichot?

Tellmarch fit signe que oui.

Le bois touchait à la ferme. Ils eurent vite fait un brancard avec des feuillages et des fougères. Ils placèrent sur le brancard la femme toujours immobile et se mirent en marche dans le hallier, les deux paysans portant le brancard, l’un à la tête, l’autre aux pieds, Tellmarch soutenant le bras de la femme et lui tâtant le pouls.

Tout en cheminant, les deux paysans causaient, et, par-dessus la femme sanglante dont la lune éclairait la face pâle, ils échangeaient des exclamations effarées.

– Tout tuer!

– Tout brûler!

– Ah! monseigneur Dieu! est-ce qu’on va être comme ça à présent?

– C’est ce grand homme vieux qui l’a voulu.

– Oui, c’est lui qui commandait.

– Je ne l’ai pas vu quand on a fusillé. Est-ce qu’il était là?

– Non. Il était parti. Mais c’est égal, tout s’est fait par son commandement.

– Alors, c’est lui qui a tout fait.

– Il avait dit: Tuez! brûlez! pas de quartier!

– C’est un marquis?

– Oui, puisque c’est notre marquis.

– Comment s’appelle-t-il donc déjà?

– C’est monsieur de Lantenac.

Tellmarch leva les yeux au ciel et murmura entre ses dents:

– Si j’avais su!

DEUXIÈME PARTIE. À PARIS

LIVRE I. CIMOURDAIN

I LES RUES DE PARIS DANS CE TEMPS-LÀ

On vivait en public, on mangeait sur des tables dressées devant les portes, les femmes assises sur les perrons des églises faisaient de la charpie en chantant la Marseillaise, le parc Monceaux et le Luxembourg étaient des champs de manœuvre, il y avait dans tous les carrefours des armureries en plein travail, on fabriquait des fusils sous les yeux des passants qui battaient des mains; on n’entendait que ce mot dans toutes les bouches: Patience. Nous sommes en révolution. On souriait héroïquement. On allait au spectacle comme à Athènes pendant la guerre du Péloponèse; on voyait affichés au coin des rues: Le Siège de Thionville. – La Mère de famille sauvée des flammes. – Le Club des Sans-Soucis. – L’Aînée des papesses Jeanne. – Les Philosophes soldats. – L’Art d’aimer au village. – Les Allemands étaient aux portes; le bruit courait que le roi de Prusse avait fait retenir des loges à l’Opéra. Tout était effrayant et personne n’était effrayé. La ténébreuse loi des suspects, qui est le crime de Merlin de Douai, faisait la guillotine visible au-dessus de toutes les têtes. Un procureur, nommé Séran, dénoncé, attendait qu’on vînt l’arrêter, en robe de chambre et en pantoufles, et en jouant de la flûte à sa fenêtre. Personne ne semblait avoir le temps. Tout le monde se hâtait. Pas un chapeau qui n’eût une cocarde. Les femmes disaient: Nous sommes jolies sous le bonnet rouge. Paris semblait plein d’un déménagement. Les marchands de bric-à-brac étaient encombrés de couronnes, de mitres, de sceptres en bois doré et de fleurs de lys, défroques des maisons royales; c’était la démolition de la monarchie qui passait. On voyait chez les fripiers des chapes et des rochets à vendre au décroche-moi-ça. Aux Porcherons et chez Ramponneau, des hommes affublés de surplis et d’étoles, montés sur des ânes caparaçonnés de chasubles, se faisaient verser le vin du cabaret dans les ciboires des cathédrales. Rue Saint-Jacques, des paveurs, pieds nus, arrêtaient la brouette d’un colporteur qui offrait des chaussures à vendre, se cotisaient et achetaient quinze paires de souliers qu’ils envoyaient à la Convention pour nos soldats. Les bustes de Franklin, de Rousseau, de Brutus, et il faut ajouter de Marat, abondaient; au-dessous d’un de ces bustes de Marat, rue Cloche-Perce, était accroché sous verre, dans un cadre de bois noir, un réquisitoire contre Malouet, avec faits à l’appui et ces deux lignes en marge: «Ces détails m’ont été donnés par la maîtresse de Sylvain Bailly, bonne patriote qui a des bontés pour moi. – Signé: MARAT.» Sur la place du Palais-Royal, l’inscription de la fontaine: