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Ces petits enfants, c’était l’immense avenir.

Plus tard, à la ville tragique succéda la ville cynique; les rues de Paris ont eu deux aspects révolutionnaires très distincts, avant et après le 9 thermidor; le Paris de Saint-Just fit place au Paris de Tallien; et, ce sont là les continuelles antithèses de Dieu, immédiatement après le Sinaï, la Courtille apparut.

Un accès de folie publique, cela se voit. Cela s’était déjà vu quatre-vingts ans auparavant. On sort de Louis XIV comme on sort de Robespierre, avec un grand besoin de respirer; de là la Régence qui ouvre le siècle et le Directoire qui le termine. Deux saturnales après deux terrorismes. La France prend la clef des champs, hors du cloître puritain comme hors du cloître monarchique, avec une joie de nation échappée.

Après le 9 thermidor, Paris fut gai, d’une gaieté égarée. Une joie malsaine déborda. À la frénésie de mourir succéda la frénésie de vivre, et la grandeur s’éclipsa. On eut un Trimalcion qui s’appela Grimod de la Reynière; on eut l’Almanach des Gourmands. On dîna au bruit des fanfares dans les entre-sols du Palais-Royal, avec des orchestres de femmes battant du tambour et sonnant de la trompette; «le rigaudinier», l’archet au poing, régna; on soupa «à l’orientale» chez Méot, au milieu des cassolettes pleines de parfums. Le peintre Boze peignait ses filles, innocentes et charmantes têtes de seize ans, «en guillotinées», c’est-à-dire décolletées avec des chemises rouges. Aux danses violentes dans les églises en ruine succédèrent les bals de Ruggieri, de Luquet, de Wenzel, de Mauduit, de la Montansier; aux graves citoyennes qui faisaient de la charpie succédèrent les sultanes, les sauvages, les nymphes; aux pieds nus des soldats couverts de sang, de boue et de poussière succédèrent les pieds nus des femmes ornés de diamants; en même temps que l’impudeur, l’improbité reparut; il y eut en haut les fournisseurs et en bas «la petite pègre»; un fourmillement de filous emplit Paris, et chacun dut veiller sur son «luc», c’est-à-dire sur son portefeuille: un des passe-temps était d’aller voir, place du Palais-de-Justice, les voleuses au tabouret; on était obligé de leur lier les jupes; à la sortie des théâtres, des gamins offraient des cabriolets en disant: Citoyen et citoyenne, il y a place pour deux; on ne criait plus le Vieux Cordelier et l’Ami du peuple, on criait la Lettrede Polichinelle et la Pétitiondes Galopins; le marquis de Sade présidait la section des Piques, place Vendôme. La réaction était joviale et féroce: les Dragons de la Liberté de 92 renaissaient sous le nom de Chevaliers du Poignard. En même temps surgit sur les tréteaux ce type, Jocrisse. On eut les «merveilleuses», et au delà des merveilleuses les «inconcevables»; on jura par sa paole victimée et par sa paole verte; on recula de Mirabeau jusqu’à Bobèche. C’est ainsi que Paris va et vient; il est l’énorme pendule de la civilisation; il touche tour à tour un pôle et l’autre, les Thermopyles et Gomorrhe. Après 93, la Révolution traversa une occultation singulière, le siècle sembla oublier de finir ce qu’il avait commencé, on ne sait quelle orgie s’interposa, prit le premier plan, fit reculer au second l’effrayante apocalypse, voila la vision démesurée, et éclata de rire après l’épouvante; la tragédie disparut dans la parodie, et au fond de l’horizon une fumée de carnaval effaça vaguement Méduse.

Mais en 93, où nous sommes, les rues de Paris avaient encore tout l’aspect grandiose et farouche des commencements. Elles avaient leurs orateurs, Varlet qui promenait une baraque roulante du haut de laquelle il haranguait les passants, leurs héros, dont un s’appelait «le capitaine des bâtons ferrés», leurs favoris, Guffroy, l’auteur du pamphlet Rougiff. Quelques-unes de ces popularités étaient malfaisantes; d’autres étaient saines. Une entre toutes était honnête et fatale: c’était celle de Cimourdain.

II CIMOURDAIN

Cimourdain était une conscience pure, mais sombre. Il avait en lui l’absolu. Il avait été prêtre, ce qui est grave. L’homme peut, comme le ciel, avoir une sérénité noire; il suffit que quelque chose fasse en lui la nuit. La prêtrise avait fait la nuit dans Cimourdain. Qui a été prêtre l’est.

Ce qui fait la nuit en nous peut laisser en nous les étoiles. Cimourdain était plein de vertus et de vérités, mais qui brillaient dans les ténèbres.

Son histoire était courte à faire. Il avait été curé de village et précepteur dans une grande maison; puis un petit héritage lui était venu, et il s’était fait libre.

C’était par-dessus tout un opiniâtre. Il se servait de la méditation comme on se sert d’une tenaille; il ne se croyait le droit de quitter une idée que lorsqu’il était arrivé au bout; il pensait avec acharnement. Il savait toutes les langues de l’Europe et un peu les autres; cet homme étudiait sans cesse, ce qui l’aidait à porter sa chasteté, mais rien de plus dangereux qu’un tel refoulement.

Prêtre, il avait, par orgueil, hasard ou hauteur d’âme, observé ses vœux; mais il n’avait pu garder sa croyance. La science avait démoli sa foi; le dogme s’était évanoui en lui. Alors, s’examinant, il s’était senti comme mutilé, et, ne pouvant se défaire prêtre, il avait travaillé à se refaire homme, mais d’une façon austère; on lui avait ôté la famille, il avait adopté la patrie; on lui avait refusé une femme, il avait épousé l’humanité. Cette plénitude énorme, au fond, c’est le vide.

Ses parents, paysans, en le faisant prêtre, avaient voulu le faire sortir du peuple; il était rentré dans le peuple.

Et il y était rentré passionnément. Il regardait les souffrants avec une tendresse redoutable. De prêtre il était devenu philosophe, et de philosophe athlète. Louis XV vivait encore que déjà Cimourdain se sentait vaguement républicain. De quelle république? De la république de Platon peut-être, et peut-être aussi de la république de Dracon.

Défense lui étant faite d’aimer, il s’était mis à haïr. Il haïssait les mensonges, la monarchie, la théocratie, son habit de prêtre; il haïssait le présent, et il appelait à grands cris l’avenir; il le pressentait, il l’entrevoyait d’avance, il le devinait effrayant et magnifique; il comprenait, pour le dénoûment de la lamentable misère humaine, quelque chose comme un vengeur qui serait un libérateur. Il adorait de loin la catastrophe.

En 1789, cette catastrophe était arrivée, et l’avait trouvé prêt. Cimourdain s’était jeté dans ce vaste renouvellement humain avec logique, c’est-à-dire, pour un esprit de sa trempe, inexorablement; la logique ne s’attendrit pas. Il avait vécu les grandes années révolutionnaires, et avait eu le tressaillement de tous ces souffles: 89, la chute de la Bastille, la fin du supplice des peuples; 90, le 4 août, la fin de la féodalité; 91, Varennes, la fin de la royauté; 92, l’avènement de la République. Il avait vu se lever la Révolution; il n’était pas homme à avoir peur de cette géante; loin de là, cette croissance de tout l’avait vivifié; et quoique déjà presque vieux – il avait cinquante ans, – et un prêtre est plus vite vieux qu’un autre homme, il s’était mis à croître, lui aussi. D’année en année, il avait regardé les événements grandir, et il avait grandi comme eux. Il avait craint d’abord que la Révolution n’avortât, il l’observait, elle avait la raison et le droit, il exigeait qu’elle eût aussi le succès; et à mesure qu’elle effrayait, il se sentait rassuré. Il voulait que cette Minerve, couronnée des étoiles de l’avenir, fût aussi Pallas et eût pour bouclier le masque aux serpents. Il voulait que son œil divin pût au besoin jeter aux démons la lueur infernale, et leur rendre terreur pour terreur.