La Commune surveillait la Convention, l’Évêché surveillait la Commune; Cimourdain, esprit droit et répugnant à l’intrigue, avait cassé plus d’un fil mystérieux dans la main de Pache, que Beurnonville appelait «l’homme noir». Cimourdain, à l’Évêché, était de plain-pied avec tous. Il était consulté par Dobsent et Momoro. Il parlait espagnol à Gusman, italien à Pio, anglais à Arthur, flamand à Pereyra, allemand à l’Autrichien Proly, bâtard d’un prince. Il créait l’entente entre ces discordances. De là une situation obscure et forte. Hébert le craignait.
Cimourdain avait, dans ces temps et dans ces groupes tragiques, la puissance des inexorables. C’était un impeccable qui se croit infaillible. Personne ne l’avait vu pleurer. Vertu inaccessible et glaciale. Il était l’effrayant homme juste.
Pas de milieu pour un prêtre dans la révolution. Un prêtre ne pouvait se donner à la prodigieuse aventure flagrante que pour les motifs les plus bas ou les plus hauts; il fallait qu’il fût infâme ou qu’il fût sublime. Cimourdain était sublime; mais sublime dans l’isolement, dans l’escarpement, dans la lividité inhospitalière; sublime dans un entourage de précipices. Les hautes montagnes ont cette virginité sinistre.
Cimourdain avait l’apparence d’un homme ordinaire; vêtu de vêtements quelconques, d’aspect pauvre. Jeune, il avait été tonsuré; vieux, il était chauve. Le peu de cheveux qu’il avait étaient gris. Son front était large, et sur ce front il y avait pour l’observateur un signe. Cimourdain avait une façon de parler brusque, passionnée et solennelle; la voix brève; l’accent péremptoire; la bouche triste et amère; l’œil clair et profond, et sur tout le visage on ne sait quel air indigné.
Tel était Cimourdain.
Personne aujourd’hui ne sait son nom. L’histoire a de ces inconnus terribles.
III UN COIN NON TREMPÉ DANS LE STYX
Un tel homme était-il un homme? Le serviteur du genre humain pouvait-il avoir une affection? N’était-il pas trop une âme pour être un cœur? Cet embrassement énorme qui admettait tout et tous, pouvait-il se réserver à quelqu’un? Cimourdain pouvait-il aimer? Disons-le. Oui.
Étant jeune et précepteur dans une maison presque princière, il avait eu un élève, fils et héritier de la maison, et il l’aimait. Aimer un enfant est si facile. Que ne pardonne-t-on pas à un enfant? On lui pardonne d’être seigneur, d’être prince, d’être roi. L’innocence de l’âge fait oublier les crimes de la race; la faiblesse de l’être fait oublier l’exagération du rang. Il est si petit qu’on lui pardonne d’être grand. L’esclave lui pardonne d’être le maître. Le vieillard nègre idolâtre le marmot blanc. Cimourdain avait pris en passion son élève. L’enfance a cela d’ineffable qu’on peut épuiser sur elle tous les amours. Tout ce qui pouvait aimer dans Cimourdain s’était abattu, pour ainsi dire, sur cet enfant; ce doux être innocent était devenu une sorte de proie pour ce cœur condamné à la solitude. Il l’aimait de toutes les tendresses à la fois, comme père, comme frère, comme ami, comme créateur. C’était son fils; le fils, non de sa chair, mais de son esprit. Il n’était pas le père, et ce n’était pas son œuvre; mais il était le maître, et c’était son chef-d’œuvre. De ce petit seigneur, il avait fait un homme. Qui sait? Un grand homme peut-être. Car tels sont les rêves. À l’insu de la famille, – a-t-on besoin de permission pour créer une intelligence, une volonté et une droiture? – il avait communiqué au jeune vicomte, son élève, tout le progrès qu’il avait en lui; il lui avait inoculé le virus redoutable de sa vertu; il lui avait infusé dans les veines sa conviction, sa conscience, son idéal; dans ce cerveau d’aristocrate, il avait versé l’âme du peuple.
L’esprit allaite; l’intelligence est une mamelle. Il y a analogie entre la nourrice qui donne son lait et le précepteur qui donne sa pensée. Quelquefois le précepteur est plus père que le père, de même que souvent la nourrice est plus mère que la mère.
Cette profonde paternité spirituelle liait Cimourdain à son élève. La seule vue de cet enfant l’attendrissait.
Ajoutons ceci: remplacer le père était facile, l’enfant n’en avait plus; il était orphelin; son père était mort, sa mère était morte; il n’avait pour veiller sur lui qu’une grand’mère aveugle et un grand-oncle absent. La grand’mère mourut; le grand-oncle, chef de la famille, homme d’épée et de grande seigneurie, pourvu de charges à la cour, fuyait le vieux donjon de famille, vivait à Versailles, allait aux armées, et laissait l’orphelin seul dans le château solitaire. Le précepteur était donc le maître, dans toute l’acception du mot.
Ajoutons ceci encore: Cimourdain avait vu naître l’enfant qui avait été son élève. L’enfant, orphelin tout petit, avait eu une maladie grave. Cimourdain, en ce danger de mort, l’avait veillé jour et nuit; c’est le médecin qui soigne, c’est le garde-malade qui sauve, et Cimourdain avait sauvé l’enfant. Non seulement son élève lui avait dû l’éducation, l’instruction, la science; mais il lui avait dû la convalescence et la santé; non seulement son élève lui devait de penser; mais il lui devait de vivre. Ceux qui nous doivent tout, on les adore; Cimourdain adorait cet enfant.
L’écart naturel de la vie s’était fait. L’éducation finie, Cimourdain avait dû quitter l’enfant devenu jeune homme. Avec quelle froide et inconsciente cruauté ces séparations-là se font! Comme les familles congédient tranquillement le précepteur qui laisse sa pensée dans un enfant, et la nourrice qui y laisse ses entrailles! Cimourdain, payé et mis dehors, était sorti du monde d’en haut et rentré dans le monde d’en bas; la cloison entre les grands et les petits s’était refermée; le jeune seigneur, officier de naissance et fait d’emblée capitaine, était parti pour une garnison quelconque; l’humble précepteur, déjà au fond de son cœur prêtre insoumis, s’était hâté de redescendre dans cet obscur rez-de-chaussée de l’Église, qu’on appelait le bas clergé; et Cimourdain avait perdu de vue son élève.
La Révolution était venue; le souvenir de cet être dont il avait fait un homme, avait continué de couver en lui, caché, mais non éteint, par l’immensité des choses publiques.
Modeler une statue et lui donner la vie, c’est beau; modeler une intelligence et lui donner la vérité, c’est plus beau encore. Cimourdain était le Pygmalion d’une âme.
Un esprit peut avoir un enfant.
Cet élève, cet enfant, cet orphelin, était le seul être qu’il aimât sur la terre.
Mais, même dans une telle affection, un tel homme était-il vulnérable?
On va le voir.
LIVRE II. LE CABARET DE LA RUE DU PAON
I MINOS, ÉAQUE ET RHADAMANTE
Il y avait rue du Paon un cabaret qu’on appelait café. Ce café avait une arrière-chambre, aujourd’hui historique. C’était là que se rencontraient parfois à peu près secrètement des hommes tellement puissants et tellement surveillés qu’ils hésitaient à se parler en public. C’était là qu’avait été échangé, le 23 octobre 1792, un baiser fameux entre la Montagne et la Gironde. C ’était là que Garat, bien qu’il n’en convienne pas dans ses Mémoires, était venu aux renseignements dans cette nuit lugubre où, après avoir mis Clavière en sûreté rue de Beaune, il arrêta sa voiture sur le Pont-Royal pour écouter le tocsin.