Le 28 juin 1793, trois hommes étaient réunis autour d’une table dans cette arrière-chambre. Leurs chaises ne se touchaient pas; ils étaient assis chacun à un des côtés de la table, laissant vide le quatrième. Il était environ huit heures du soir; il faisait jour encore dans la rue, mais il faisait nuit dans l’arrière-chambre, et un quinquet accroché au plafond, luxe d’alors, éclairait la table.
Le premier de ces trois hommes était pâle, jeune, grave, avec les lèvres minces et le regard froid. Il avait dans la joue un tic nerveux qui devait le gêner pour sourire. Il était poudré, ganté, brossé, boutonné; son habit bleu clair ne faisait pas un pli. Il avait une culotte de nankin, des bas blancs, une haute cravate, un jabot plissé, des souliers à boucles d’argent. Les deux autres hommes étaient, l’un, une espèce de géant, l’autre, une espèce de nain. Le grand, débraillé dans un vaste habit de drap écarlate, le col nu dans une cravate dénouée tombant plus bas que le jabot, la veste ouverte avec des boutons arrachés, était botté de bottes à revers et avait les cheveux tout hérissés, quoiqu’on y vît un reste de coiffure et d’apprêt; il y avait de la crinière dans sa perruque. Il avait la petite vérole sur la face, une ride de colère entre les sourcils, le pli de la bonté au coin de la bouche, les lèvres épaisses, les dents grandes, un poing de portefaix, l’œil éclatant. Le petit était un homme jaune qui, assis, semblait difforme; il avait la tête renversée en arrière, les yeux injectés de sang, des plaques livides sur le visage, un mouchoir noué sur ses cheveux gras et plats, pas de front, une bouche énorme et terrible. Il avait un pantalon à pied, des pantoufles, un gilet qui semblait avoir été de satin blanc, et par-dessus ce gilet une rouppe dans les plis de laquelle une ligne dure et droite laissait deviner un poignard.
Le premier de ces hommes s’appelait Robespierre, le second Danton, le troisième Marat. Ils étaient seuls dans cette salle. Il y avait devant Danton un verre et une bouteille de vin couverte de poussière, rappelant la chope de bière de Luther, devant Marat une tasse de café, devant Robespierre des papiers.
Auprès des papiers on voyait un de ces lourds encriers de plomb, ronds et striés, que se rappellent ceux qui étaient écoliers au commencement de ce siècle. Une plume était jetée à côté de l’écritoire. Sur les papiers était posé un gros cachet de cuivre sur lequel on lisait Palloy fecit, et qui figurait un petit modèle exact de la Bastille.
Une carte de France était étalée au milieu de la table.
À la porte et dehors se tenait le chien de garde de Marat, ce Laurent Basse, commissionnaire du numéro 18 de la rue des Cordeliers, qui, le 13 juillet, environ quinze jours après ce 28 juin, devait asséner un coup de chaise sur la tête d’une femme nommée Charlotte Corday, laquelle en ce moment-là était à Caen, songeant vaguement. Laurent Basse était le porteur d’épreuves de l’Ami du peuple. Ce soir-là, amené par son maître au café de la rue du Paon, il avait la consigne de tenir fermée la salle où étaient Marat, Danton et Robespierre, et de n’y laisser pénétrer personne, à moins que ce ne fût quelqu’un du Comité de salut public, de la Commune ou de l’Évêché
Robespierre ne voulait pas fermer la porte à Saint-Just, Danton ne voulait pas la fermer à Pache, Marat ne voulait pas la fermer à Gusman.
La conférence durait depuis longtemps déjà. Elle avait pour sujet les papiers étalés sur la table et dont Robespierre avait donné lecture. Les voix commençaient à s’élever. Quelque chose comme de la colère grondait entre ces trois hommes. Du dehors on entendait par moment des éclats de parole. À cette époque l’habitude des tribunes publiques semblait avoir créé le droit d’écouter. C’était le temps où l’expéditionnaire Fabricius Pâris regardait par le trou de la serrure ce que faisait le Comité de salut public. Ce qui, soit dit en passant, ne fut pas inutile, car ce fut Pâris qui avertit Danton la nuit du 30 au 31 mars 1794. Laurent Basse avait appliqué son oreille contre la porte de l’arrière-salle où étaient Danton, Marat et Robespierre. Laurent Basse servait Marat, mais il était de l’Évêché
II MAGNA TESTANTUR VOCE PER UMBRAS
Danton venait de se lever; il avait vivement reculé sa chaise.
– Écoutez, cria-t-il. Il n’y a qu’une urgence, la République en danger. Je ne connais qu’une chose, délivrer la France de l’ennemi. Pour cela tous les moyens sont bons. Tous! tous! tous! quand j’ai affaire à tous les périls, j’ai recours à toutes les ressources, et quand je crains tout, je brave tout. Ma pensée est une lionne. Pas de demi-mesures. Pas de pruderie en révolution. Némésis n’est pas une bégueule. Soyons épouvantables et utiles. Est-ce que l’éléphant regarde où il met sa patte? Écrasons l’ennemi.
Robespierre répondit avec douceur:
– Je veux bien.
Et il ajouta:
– La question est de savoir où est l’ennemi.
– Il est dehors, et je l’ai chassé, dit Danton.
– Il est dedans, et je le surveille, dit Robespierre.
– Et je le chasserai encore, reprit Danton.
– On ne chasse pas l’ennemi du dedans.
– Qu’est-ce donc qu’on fait?
– On l’extermine.
– J’y consens, dit à son tour Danton.
Et il reprit:
– Je vous dis qu’il est dehors, Robespierre.
– Danton, je vous dis qu’il est dedans.
– Robespierre, il est à la frontière.
– Danton, il est en Vendée.
– Calmez-vous, dit une troisième voix, il est partout; et vous êtes perdus.
C’était Marat qui parlait.
Robespierre regarda Marat et repartit tranquillement:
– Trêve aux généralités. Je précise. Voici des faits.
– Pédant! grommela Marat.
Robespierre posa la main sur les papiers étalés devant lui et continua:
– Je viens de vous lire les dépêches de Prieur de la Marne. Je viens de vous communiquer les renseignements donnés par ce Gélambre. Danton, écoutez, la guerre étrangère n’est rien, la guerre civile est tout. La guerre étrangère, c’est une écorchure qu’on a au coude; la guerre civile, c’est l’ulcère qui vous mange le foie. De tout ce que je viens de vous lire, il résulte ceci: la Vendée, jusqu’à ce jour éparse entre plusieurs chefs, est au moment de se concentrer. Elle va désormais avoir un capitaine unique…
– Un brigand central, murmura Danton.
– C’est, poursuivit Robespierre, l’homme débarqué près de Pontorson le 2 juin. Vous avez vu ce qu’il est. Remarquez que ce débarquement coïncide avec l’arrestation des représentants en mission, Prieur de la Côte-d ’Or et Romme, à Bayeux, par ce district traître du Calvados, le 2 juin, le même jour.
– Et leur translation au château de Caen, dit Danton.
Robespierre reprit:
– Je continue de résumer les dépêches. La guerre de forêt s’organise sur une vaste échelle. En même temps une descente anglaise se prépare; Vendéens et Anglais, c’est Bretagne avec Bretagne. Les hurons du Finistère parlent la même langue que les topinamboux du Cornouailles. J’ai mis sous vos yeux une lettre interceptée de Puisaye où il est dit que «vingt mille habits rouges distribués aux insurgés en feront lever cent mille». Quand l’insurrection paysanne sera complète, la descente anglaise se fera. Voici le plan suivez-le sur la carte.