Trois fois il ajusta Gauvain, et le manqua. Le troisième coup ne réussit qu’à le décoiffer.
– Maladroit! murmura Lantenac. Un peu plus bas, j’avais la tête.
Brusquement la torche s’éteignit, et il n’eut plus devant lui que les ténèbres.
– Soit, dit-il.
Et se tournant vers les canonniers paysans, il cria:
– À mitraille!
Gauvain de son côté n’était pas moins sérieux. La situation s’aggravait. Une phase nouvelle du combat se dessinait. La barricade en était à le canonner. Qui sait si elle n’allait point passer de la défensive à l’offensive? Il avait devant lui, en défalquant les morts et les fuyards, au moins cinq mille combattants, et il ne lui restait à lui que douze cents hommes maniables. Que deviendraient les républicains si l’ennemi s’apercevait de leur petit nombre? Les rôles seraient intervertis. On était assaillant, on serait assailli. Que la barricade fît une sortie, tout pouvait être perdu.
Que faire? il ne fallait point songer à attaquer la barricade de front; un coup de vive force était chimérique; douze cents hommes ne débusquent pas cinq mille hommes. Brusquer était impossible, attendre était funeste. Il fallait en finir. Mais comment?
Gauvain était du pays, il connaissait la ville; il savait que la vieille halle, où les Vendéens s’étaient crénelés, était adossée à un dédale de ruelles étroites et tortueuses.
Il se tourna vers son lieutenant qui était ce vaillant capitaine Guéchamp, fameux plus tard pour avoir nettoyé la forêt de Concise où était né Jean Chouan, et pour avoir, en barrant aux rebelles la chaussée de l’étang de la Chaîne, empêché la prise de Bourg-neuf.
– Guéchamp, dit-il, je vous remets le commandement. Faites tout le feu que vous pourrez. Trouez la barricade à coups de canon. Occupez-moi tous ces gens-là.
– C’est compris, dit Guéchamp.
– Massez toute la colonne, armes chargées, et tenez-la prête à l’attaque.
Il ajouta quelques mots à l’oreille de Guéchamp.
– C’est entendu, dit Guéchamp.
Gauvain reprit:
– Tous nos tambours sont-ils sur pied?
– Oui.
– Nous en avons neuf. Gardez-en deux, donnez m’en sept.
Les sept tambours vinrent en silence se ranger devant Gauvain.
Alors Gauvain cria:
– À moi le bataillon du Bonnet-Rouge!
Douze hommes, dont un sergent, sortirent du gros de la troupe.
– Je demande tout le bataillon, dit Gauvain.
– Le voilà, répondit le sergent.
– Vous êtes douze!
– Nous restons douze.
– C’est bien, dit Gauvain.
Ce sergent était le bon et rude troupier Radoub qui avait adopté au nom du bataillon les trois enfants rencontrés dans le bois de la Saudraie.
Un demi-bataillon seulement, on s’en souvient, avait été exterminé à Herbe-en-Pail, et Radoub avait eu ce bon hasard de n’en point faire partie.
Un fourgon de fourrage était proche; Gauvain le montra du doigt au sergent.
– Sergent, faites faire à vos hommes des liens de paille, et qu’on torde cette paille autour des fusils pour qu’on n’entende pas de bruit s’ils s’entrechoquent. Une minute s’écoula, l’ordre fut exécuté, en silence et dans l’obscurité.
– C’est fait, dit le sergent.
– Soldats, ôtez vos souliers, reprit Gauvain.
– Nous n’en avons pas, dit le sergent.
Cela faisait, avec les sept tambours, dix-neuf hommes; Gauvain était le vingtième.
Il cria:
– Sur une seule file. Suivez-moi. Les tambours derrière moi. Le bataillon ensuite. Sergent, vous commanderez le bataillon.
Il prit la tête de la colonne, et, pendant que la canonnade continuait des deux côtés, ces vingt hommes, glissant comme des ombres, s’enfoncèrent dans les ruelles désertes.
Ils marchèrent quelque temps de la sorte serpentant le long des maisons. Tout semblait mort dans la ville; les bourgeois s’étaient blottis dans les caves. Pas une porte qui ne fût barrée, pas un volet qui ne fût fermé. De lumière nulle part.
La grande rue faisait dans ce silence un fracas furieux; le combat au canon continuait; la batterie républicaine et la barricade royaliste se crachaient toute leur mitraille avec rage.
Après vingt minutes de marche tortueuse, Gauvain, qui dans cette obscurité cheminait avec certitude, arriva à l’extrémité d’une ruelle d’où l’on rentrait dans la grande rue; seulement on était de l’autre côté de la halle.
La position était tournée. De ce côté-ci il n’y avait pas de retranchement, ceci est l’éternelle imprudence des constructeurs de barricades, la halle était ouverte, et l’on pouvait entrer sous les piliers où étaient attelés quelques chariots de bagages prêts à partir. Gauvain et ses dix-neuf hommes avaient devant eux les cinq mille Vendéens, mais de dos et non de front.
Gauvain parla à voix basse au sergent; on défit la paille nouée autour des fusils; les douze grenadiers se postèrent en bataille derrière l’angle de la ruelle, et les sept tambours, la baguette haute, attendirent.
Les décharges d’artillerie étaient intermittentes. Tout à coup, dans un intervalle entre deux détonations, Gauvain leva son épée, et d’une voix qui, dans ce silence, sembla un éclat de clairon, il cria:
– Deux cents hommes par la droite, deux cents hommes par la gauche, tout le reste sur le centre!
Les douze coups de fusil partirent et les sept tambours sonnèrent la charge.
Et Gauvain jeta le cri redoutable des bleus:
– À la bayonnette! Fonçons!
L’effet fut inouï.
Toute cette masse paysanne se sentit prise à revers, et s’imagina avoir une nouvelle armée dans le dos. En même temps, entendant le tambour, la colonne qui tenait le haut de la grande rue et que commandait Guéchamp s’ébranla, battant la charge de son côté, et se jeta au pas de course sur la barricade; les paysans se virent entre deux feux; la panique est un grossissement, dans la panique un coup de pistolet fait le bruit d’un coup de canon, toute clameur est fantôme, et l’aboiement d’un chien semble le rugissement d’un lion. Ajoutons que le paysan prend peur comme le chaume prend feu, et, aussi aisément qu’un feu de chaume devient incendie, une peur de paysan devient déroute. Ce fut une fuite inexprimable.
En quelques instants la halle fut vide, les gars terrifiés se désagrégèrent, rien à faire pour les officiers, l’Imânus tua inutilement deux ou trois fuyards, on n’entendait que ce cri: Sauve qui peut! et cette armée, à travers les rues de la ville comme à travers les trous d’un crible, se dispersa dans la campagne, avec une rapidité de nuée emportée par l’ouragan.
Les uns s’enfuirent vers Châteauneuf, les autres vers Plerguer, les autres vers Antrain.
Le marquis de Lantenac vit cette déroute. Il encloua de sa main les canons, puis il se retira, le dernier, lentement et froidement, et il dit: Décidément les paysans ne tiennent pas. Il nous faut les Anglais.
IV C’EST LA SECONDE FOIS
La victoire était complète.
Gauvain se tourna vers les hommes du bataillon du Bonnet-Rouge, et leur dit: