– Prends garde, s’écria Cimourdain. Les devoirs terribles existent. N’accuse pas qui n’est point accusable. Depuis quand la maladie est-elle la faute du médecin? Oui, ce qui caractérise cette année énorme, c’est d’être sans pitié. Pourquoi? parce qu’elle est la grande année révolutionnaire. Cette année où nous sommes incarne la révolution. La révolution a un ennemi, le vieux monde, et elle est sans pitié pour lui, de même que le chirurgien a un ennemi, la gangrène, et est sans pitié pour elle. La révolution extirpe la royauté dans le roi, l’aristocratie dans le noble, le despotisme dans le soldat, la superstition dans le prêtre, la barbarie dans le juge, en un mot, tout ce qui est la tyrannie dans tout ce qui est le tyran. L’opération est effrayante, la révolution la fait d’une main sûre. Quant à la quantité de chair saine qu’elle sacrifie, demande à Boerhave ce qu’il en pense. Quelle tumeur à couper n’entraîne une perte de sang? Quel incendie à éteindre n’exige la part du feu? Ces nécessités redoutables sont la condition même du succès. Un chirurgien ressemble à un boucher; un guérisseur peut faire l’effet d’un bourreau. La révolution se dévoue à son œuvre fatale. Elle mutile, mais elle sauve. Quoi! vous lui demandez grâce pour le virus! vous voulez qu’elle soit clémente pour ce qui est vénéneux! Elle n’écoute pas. Elle tient le passé, elle l’achèvera. Elle fait à la civilisation une incision profonde, d’où sortira la santé du genre humain. Vous souffrez? sans doute. Combien de temps cela durera-t-il? le temps de l’opération. Ensuite vous vivrez. La révolution ampute le monde. De là cette hémorragie, 93.
– Le chirurgien est calme, dit Gauvain, et les hommes que je vois sont violents.
– La révolution, répliqua Cimourdain, veut pour l’aider des ouvriers farouches. Elle repousse toute main qui tremble. Elle n’a foi qu’aux inexorables. Danton, c’est le terrible, Robespierre, c’est l’inflexible, Saint-Just, c’est l’irréductible, Marat, c’est l’implacable. Prends-y garde, Gauvain. Ces noms-là sont nécessaires. Ils valent pour nous des armées. Ils terrifieront l’Europe.
– Et peut-être aussi l’avenir, dit Gauvain.
Il s’arrêta, et repartit:
– Du reste, mon maître, vous faites erreur, je n’accuse personne. Selon moi, le vrai point de vue de la révolution, c’est l’irresponsabilité. Personne n’est innocent, personne n’est coupable. Louis XVI, c’est un mouton jeté parmi des lions. Il veut fuir, il veut se sauver, il cherche à se défendre; il mordrait, s’il pouvait. Mais n’est pas lion qui veut. Sa velléité passe pour crime. Ce mouton en colère montre les dents. Le traître! disent les lions. Et ils le mangent. Cela fait, ils se battent entre eux.
– Le mouton est une bête.
– Et les lions, que sont-ils?
Cette réplique fit songer Cimourdain. Il releva la tête et dit: Ces lions-là sont des consciences. Ces lions-là sont des idées. Ces lions-là sont des principes.
– Ils font la Terreur.
– Un jour, la révolution sera la justification de la Terreur.
– Craignez que la Terreur ne soit la calomnie de la révolution.
Et Gauvain reprit:
– Liberté, Égalité, Fraternité, ce sont des dogmes de paix et d’harmonie. Pourquoi leur donner un aspect effrayant? Que voulons-nous? conquérir les peuples à la république universelle. Eh bien, ne leur faisons pas peur. À quoi bon l’intimidation? Pas plus que les oiseaux, les peuples ne sont attirés par l’épouvantail. Il ne faut pas faire le mal pour faire le bien. On ne renverse pas le trône pour laisser l’échafaud debout. Mort aux rois, et vie aux nations. Abattons les couronnes, épargnons les têtes. La révolution, c’est la concorde, et non l’effroi. Les idées douces sont mal servies par les hommes incléments. Amnistie est pour moi le plus beau mot de la langue humaine. Je ne veux verser de sang qu’en risquant le mien. Du reste je ne sais que combattre, et je ne suis qu’un soldat. Mais si l’on ne peut pardonner, cela ne vaut pas la peine de vaincre. Soyons pendant la bataille les ennemis de nos ennemis, et après la victoire leurs frères.
– Prends garde, répéta Cimourdain pour la troisième fois. Gauvain, tu es pour moi plus que mon fils, prends garde!
Et il ajouta, pensif:
– Dans des temps comme les nôtres, la pitié peut être une des formes de la trahison.
En entendant parler ces deux hommes, on eût cru entendre le dialogue de l’épée et de la hache.
VIII DOLOROSA
Cependant la mère cherchait ses petits.
Elle allait devant elle. Comment vivait-elle? Impossible de le dire. Elle ne le savait pas elle-même. Elle marcha des jours et des nuits; elle mendia, elle mangea de l’herbe, elle coucha à terre, elle dormit en plein air, dans les broussailles, sous les étoiles, quelquefois sous la pluie et la bise.
Elle rôdait de village en village, de métairie en métairie, s’informant. Elle s’arrêtait aux seuils. Sa robe était en haillons. Quelquefois on l’accueillait, quelquefois on la chassait. Quand elle ne pouvait entrer dans les maisons, elle allait dans les bois.
Elle ne connaissait pas le pays, elle ignorait tout, excepté Siscoignard et la paroisse d’Azé, elle n’avait point d’itinéraire, elle revenait sur ses pas, recommençait une route déjà parcourue, faisait du chemin inutile. Elle suivait tantôt le pavé, tantôt l’ornière d’une charrette, tantôt les sentiers dans les taillis. À cette vie au hasard, elle avait usé ses misérables vêtements. Elle avait marché d’abord avec ses souliers, puis avec ses pieds nus, puis avec ses pieds sanglants.
Elle allait à travers la guerre, à travers les coups de fusil, sans rien entendre, sans rien voir, sans rien éviter, cherchant ses enfants. Tout étant en révolte, il n’y avait plus de gendarmes, plus de maires, plus d’autorité. Elle n’avait affaire qu’aux passants.
Elle leur parlait. Elle demandait:
– Avez-vous vu quelque part trois petits enfants?
Les passants levaient la tête.
– Deux garçons et une fille, disait-elle.
Elle continuait:
– René-Jean, Gros-Alain, Georgette? Vous n’avez pas vu ça?
Elle poursuivait:
– L’aîné a quatre ans et demi, la petite a vingt mois.
Elle ajoutait:
– Savez-vous où ils sont? on me les a pris.
On la regardait et c’était tout.
Voyant qu’on ne la comprenait pas, elle disait:
– C’est qu’ils sont à moi. Voilà pourquoi.
Les gens passaient leur chemin. Alors elle s’arrêtait et ne disait plus rien, et se déchirait le sein avec les ongles.
Un jour pourtant un paysan l’écouta. Le bonhomme se mit à réfléchir.
– Attendez donc, dit-il. Trois enfants?
– Oui.
– Deux garçons?
– Et une fille.
– C’est ça que vous cherchez?
– Oui.
– J’ai ouï parler d’un seigneur qui avait pris trois petits enfants et qui les avait avec lui.
– Où est cet homme? cria-t-elle. Où sont-ils?
Le paysan répondit:
– Allez à la Tourgue.
– Est-ce que c’est là que je trouverai mes enfants?
– Peut-être bien que oui.