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Radoub était désarmé. Son genou glissait sur le plan incliné de la corniche, ses deux poings crispés aux tronçons du grillage suffisaient à peine à le soutenir, et il avait derrière lui quarante pieds de précipice.

Ce masque et ces mains, c’était Chante-en-hiver.

Chante-en-hiver, suffoqué par la fumée qui montait d’en bas, avait réussi à entrer dans l’embrasure de la meurtrière, là l’air extérieur l’avait ranimé, la fraîcheur de la nuit avait figé son sang, et il avait repris un peu de force; tout à coup il avait vu surgir au dehors devant l’ouverture le torse de Radoub; alors, Radoub ayant les mains cramponnées aux barreaux et n’ayant que le choix de se laisser tomber ou de se laisser désarmer, Chante-en-hiver, épouvantable et tranquille, lui avait cueilli ses pistolets à sa ceinture et son sabre entre les dents.

Un duel inouï commença. Le duel du désarmé et du blessé.

Évidemment, le vainqueur c’était le mourant. Une balle suffisait pour jeter Radoub dans le gouffre béant sous ses pieds.

Par bonheur pour Radoub, Chante-en-hiver, ayant les deux pistolets dans une seule main, ne put en tirer un et fut forcé de se servir du sabre. Il porta un coup de pointe à l’épaule de Radoub. Ce coup de sabre blessa Radoub et le sauva.

Radoub, sans armes, mais ayant toute sa force, dédaigna sa blessure qui d’ailleurs n’avait pas entamé l’os, fit un soubresaut en avant, lâcha les barreaux et bondit dans l’embrasure.

Là il se trouva face à face avec Chante-en-hiver, qui avait jeté le sabre derrière lui et qui tenait les deux pistolets dans ses deux poings.

Chante-en-hiver, dressé sur ses genoux, ajusta Radoub presque à bout portant, mais son bras affaibli tremblait, et il ne tira pas tout de suite.

Radoub profita de ce répit pour éclater de rire.

– Dis donc, cria-t-il, Vilain-à-voir! est-ce que tu crois me faire peur avec ta gueule en bœuf à la mode? Sapristi, comme on t’a délabré le minois!

Chante-en-hiver le visait.

Radoub continua:

– Ce n’est pas pour dire, mais tu as eu la gargoine joliment chiffonnée par la mitraille. Mon pauvre garçon, Bellone t’a fracassé la physionomie. Allons, allons, crache ton petit coup de pistolet, mon bonhomme.

Le coup partit et passa si près de la tête qu’il arracha à Radoub la moitié de l’oreille. Chante-en-hiver éleva l’autre bras armé du second pistolet, mais Radoub ne lui laissa pas le temps de viser.

– J’ai assez d’une oreille de moins, cria-t-il. Tu m’as blessé deux fois. À moi la belle!

Et il se rua sur Chante-en-hiver, lui rejeta le bras en l’air, fit partir le coup qui alla n’importe où, et lui saisit et lui mania sa mâchoire disloquée.

Chante-en-hiver poussa un rugissement et s’évanouit.

Radoub l’enjamba et le laissa dans l’embrasure.

– Maintenant que je t’ai fait savoir mon ultimatum, dit-il, ne bouge plus. Reste là, méchant traîne-à-terre. Tu penses bien que je ne vais pas à présent m’amuser à te massacrer. Rampe à ton aise sur le sol, concitoyen de mes savates. Meurs, c’est toujours ça de fait. C’est tout à l’heure que tu vas savoir que ton curé ne te disait que des bêtises. Va-t’en dans le grand mystère, paysan.

Et il sauta dans la salle du premier étage.

– On n’y voit goutte, grommela-t-il.

Chante-en-hiver s’agitait convulsivement et hurlait à travers l’agonie. Radoub se retourna.

– Silence! fais-moi le plaisir de te taire, citoyen sans le savoir. Je ne me mêle plus de ton affaire. Je méprise de t’achever. Fiche-moi la paix.

Et, inquiet, il fourra son poing dans ses cheveux, tout en considérant Chante-en-hiver.

– Ah çà, qu’est-ce que je vais faire? C’est bon tout ça, mais me voilà désarmé. J’avais deux coups à tirer. Tu me les as gaspillés, animal! Et avec ça une fumée qui vous fait aux yeux un mal de chien!

Et rencontrant son oreille déchirée:

– Aïe! dit-il.

Et il reprit:

– Te voilà bien avancé de m’avoir confisqué une oreille! Au fait, j’aime mieux avoir ça de moins qu’autre chose, ça n’est guère qu’un ornement. Tu m’as aussi égratigné à l’épaule, mais ce n’est rien. Expire, villageois, je te pardonne.

Il écouta. Le bruit dans la salle basse était effrayant.

Le combat était plus forcené que jamais.

– Ça va bien en bas. C’est égal, ils gueulent vive le roi. Ils crèvent noblement.

Ses pieds cognèrent son sabre à terre. Il le ramassa, et il dit à Chante-en-hiver qui ne bougeait plus et qui était peut-être mort:

– Vois-tu, homme des bois, pour ce que je voulais faire, mon sabre ou zut, c’est la même chose. Je le reprends par amitié. Mais il me fallait mes pistolets. Que le diable t’emporte, sauvage! Ah çà, qu’est-ce que je vais faire? Je ne suis bon à rien ici.

Il avança dans la salle tâchant de voir et de s’orienter. Tout à coup dans la pénombre, derrière le pilier du milieu, il aperçut une longue table, et sur cette table quelque chose qui brillait vaguement. Il tâta. C’étaient des tromblons, des pistolets, des carabines, une rangée d’armes à feu disposées en ordre et semblant n’attendre que des mains pour les saisir; c’était la réserve de combat préparée par les assiégés pour la deuxième phase de l’assaut; tout un arsenal.

– Un buffet! s’écria Radoub.

Et il se jeta dessus, ébloui.

Alors il devint formidable.

La porte de l’escalier communiquant aux étages d’en haut et d’en bas était visible, toute grande ouverte, à côté de la table chargée d’armes. Radoub laissa tomber son sabre, prit dans ses deux mains deux pistolets à deux coups et les déchargea à la fois au hasard sous la porte dans la spirale de l’escalier, puis il saisit une espingole et la déchargea, puis il empoigna un tromblon gorgé de chevrotines et le déchargea. Le tromblon, vomissant quinze balles, sembla un coup de mitraille. Alors Radoub, reprenant haleine, cria d’une voix tonnante dans l’escalier: Vive Paris!

Et s’emparant d’un deuxième tromblon plus gros que le premier, il le braqua sous la voûte tortueuse de la vis-de-Saint-Gilles, et attendit.

Le désarroi dans la salle basse fut indescriptible.

Ces étonnements imprévus désagrègent la résistance.

Deux des balles de la triple décharge de Radoub avaient porté; l’une avait tué l’aîné des frères Pique-en-bois, l’autre avait tué Houzard, qui était M. de Quélen.

– Ils sont en haut! cria le marquis.

Ce cri détermina l’abandon de la retirade, une volée d’oiseaux n’est pas plus vite en déroute, et ce fut à qui se précipiterait dans l’escalier. Le marquis encourageait cette fuite.

– Faites vite, disait-il. Le courage est d’échapper. Montons tous au deuxième étage! Là nous recommencerons.

Il quitta la retirade le dernier.

Cette bravoure le sauva.

Radoub, embusqué au haut du premier étage de l’escalier, le doigt sur la détente du tromblon, guettait la déroute. Les premiers qui apparurent au tournant de la spirale reçurent la décharge en pleine face, et tombèrent foudroyés. Si le marquis en eût été, il était mort. Avant que Radoub eût eu le temps de saisir une nouvelle arme, les autres passèrent, le marquis après tous, et plus lent que les autres. Ils croyaient la chambre du premier pleine d’assiégeants, ils ne s’y arrêtèrent pas, et gagnèrent la salle du second étage, la chambre des miroirs. C’est là qu’était la porte de fer, c’est là qu’était la mèche soufrée, c’est là qu’il fallait capituler ou mourir.