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Cette bâtisse difforme, c’était la guillotine.

En face, à quelques pas, dans le ravin, il y avait un autre monstre, la Tourgue. Un monstre de pierre faisant pendant au monstre de bois. Et, disons-le, quand l’homme a touché au bois et à la pierre, le bois et la pierre ne sont plus ni bois ni pierre, et prennent quelque chose de l’homme. Un édifice est un dogme, une machine est une idée.

La Tourgue était cette résultante fatale du passé qui s’appelait la Bastille à Paris, la Tour de Londres en Angleterre, le Spielberg en Allemagne, l’Escurial en Espagne, le Kremlin à Moscou, le château Saint-Ange à Rome.

Dans la Tourgue étaient condensés quinze cents ans, le moyen âge, le vasselage, la glèbe, la féodalité; dans la guillotine une année, 93; et ces douze mois faisaient contre-poids à ces quinze siècles.

La Tourgue, c’était la monarchie; la guillotine, c’était la révolution.

Confrontation tragique.

D’un côté, la dette; de l’autre, l’échéance. D’un côté, l’inextricable complication gothique, le serf, le seigneur, l’esclave, le maître, la roture, la noblesse, le code multiple ramifié en coutumes, le juge et le prêtre coalisés, les ligatures innombrables, le fisc, les gabelles, la mainmorte, les capitations, les exceptions, les prérogatives, les préjugés, les fanatismes, le privilège royal de banqueroute, le sceptre, le trône, le bon plaisir, le droit divin; de l’autre, cette chose simple, un couperet.

D’un côté, le nœud; de l’autre, la hache.

La Tourgue avait été longtemps seule dans ce désert. Elle était là avec ses mâchicoulis d’où avaient ruisselé l’huile bouillante, la poix enflammée et le plomb fondu, avec ses oubliettes pavées d’ossements, avec sa chambre aux écartèlements, avec la tragédie énorme dont elle était remplie; elle avait dominé de sa figure funeste cette forêt, elle avait eu dans cette ombre quinze siècles de tranquillité farouche, elle avait été dans ce pays l’unique puissance, l’unique respect et l’unique effroi; elle avait régné; elle avait été, sans partage, la barbarie; et tout à coup elle voyait se dresser devant elle et contre elle, quelque chose, – plus que quelque chose, – quelqu’un d’aussi horrible qu’elle, la guillotine.

La pierre semble quelquefois avoir des yeux étranges. Une statue observe, une tour guette, une façade d’édifice contemple. La Tourgue avait l’air d’examiner la guillotine.

Elle avait l’air de s’interroger.

Qu’était-ce que cela?

Il semblait que cela était sorti de terre.

Et cela en était sorti en effet.

Dans la terre fatale avait germé l’arbre sinistre. De cette terre, arrosée de tant de sueurs, de tant de larmes, de tant de sang, de cette terre où avaient été creusées tant de fosses, tant de tombes, tant de cavernes, tant d’embûches, de cette terre où avaient pourri toutes les espèces de morts faits par toutes les espèces de tyrannies, de cette terre superposée à tant d’abîmes, et où avaient été enfouis tant de forfaits, semences affreuses, de cette terre profonde, était sortie, au jour marqué, cette inconnue, cette vengeresse, cette féroce machine porte-glaive, et 93 avait dit au vieux monde:

– Me voilà.

Et la guillotine avait le droit de dire au donjon:

– Je suis ta fille.

Et en même temps le donjon, car ces choses fatales vivent d’une vie obscure, se sentait tué par elle.

La Tourgue, devant la redoutable apparition, avait on ne sait quoi d’effaré. On eût dit qu’elle avait peur. La monstrueuse masse de granit était majestueuse et infâme, cette planche avec son triangle était pire. La toute-puissante déchue avait l’horreur de la toute-puissante nouvelle. L’histoire criminelle considérait l’histoire justicière. La violence d’autrefois se comparait à la violence d’à présent; l’antique forteresse, l’antique prison, l’antique seigneurie, où avaient hurlé les patients démembrés, la construction de guerre et de meurtre, hors de service et hors de combat, violée, démantelée, découronnée, tas de pierres valant un tas de cendres, hideuse, magnifique et morte, toute pleine du vertige des siècles effrayants, regardait passer la terrible heure vivante. Hier frémissait devant Aujourd’hui, la vieille férocité constatait et subissait la nouvelle épouvante, ce qui n’était plus que le néant ouvrait des yeux d’ombre devant ce qui était la terreur, et le fantôme regardait le spectre.

La nature est impitoyable; elle ne consent pas à retirer ses fleurs, ses musiques, ses parfums et ses rayons devant l’abomination humaine; elle accable l’homme du contraste de la beauté divine avec la laideur sociale; elle ne lui fait grâce ni d’une aile de papillon ni d’un chant d’oiseau; il faut qu’en plein meurtre, en pleine vengeance, en pleine barbarie, il subisse le regard des choses sacrées; il ne peut se soustraire à l’immense reproche de la douceur universelle et à l’implacable sérénité de l’azur. Il faut que la difformité des lois humaines se montre toute nue au milieu de l’éblouissement éternel. L’homme brise et broie, l’homme stérilise, l’homme tue; l’été reste l’été, le lys reste le lys, l’astre reste l’astre.

Ce matin-là, jamais le ciel frais du jour levant n’avait été plus charmant. Un vent tiède remuait les bruyères, les vapeurs rampaient mollement dans les branchages, la forêt de Fougères, toute pénétrée de l’haleine qui sort des sources, fumait dans l’aube comme une vaste cassolette pleine d’encens; le bleu du firmament, la blancheur des nuées, la claire transparence des eaux, la verdure, cette gamme harmonieuse qui va de l’aigue-marine à l’émeraude, les groupes d’arbres fraternels, les nappes d’herbes, les plaines profondes, tout avait cette pureté qui est l’éternel conseil de la nature à l’homme. Au milieu de tout cela s’étalait l’affreuse impudeur humaine; au milieu de tout cela apparaissaient la forteresse et l’échafaud, la guerre et le supplice, les deux figures de l’âge sanguinaire et de la minute sanglante; la chouette de la nuit du passé et la chauve-souris du crépuscule de l’avenir. En présence de la création fleurie, embaumée, aimante et charmante, le ciel splendide inondait d’aurore la Tourgue et la guillotine, et semblait dire aux hommes: Regardez ce que je fais et ce que vous faites.

Tels sont les formidables usages que le soleil fait de sa lumière.

Ce spectacle avait des spectateurs.

Les quatre mille hommes de la petite armée expéditionnaire étaient rangés en ordre de combat sur le plateau. Ils entouraient la guillotine de trois côtés, de façon à tracer autour d’elle, en plan géométral, la figure d’un E; la batterie placée au centre de la plus grande ligne faisait le cran de l’E. La machine rouge était comme enfermée dans ces trois fronts de bataille, sorte de muraille de soldats repliée des deux côtés jusqu’aux bords de l’escarpement du plateau; le quatrième côté, le côté ouvert, était le ravin même, et regardait la Tourgue.

Cela faisait une place en carré long, au milieu de laquelle était l’échafaud. À mesure que le jour montait, l’ombre portée de la guillotine décroissait sur l’herbe.

Les artilleurs étaient à leurs pièces, mèches allumées.

Une douce fumée bleue s’élevait du ravin; c’était l’incendie du pont qui achevait d’expirer.

Cette fumée estompait sans la voiler la Tourgue dont la haute plate-forme dominait tout l’horizon. Entre cette plate-forme et la guillotine il n’y avait que l’intervalle du ravin. De l’une à l’autre on pouvait se parler.