Frank bondit sur les deux antagonistes et les sépara avec beaucoup de maîtrise.
— Suffit ! lança-t-il.
Ils s’immobilisèrent, haletants, et se calmèrent.
— Quelle heure est-il ? interrogea Frank.
— Sept heures moins le quart, annonça Paulo.
Frank s’approcha de la verrière. Il avait hâte de voir le cargo accoster.
— Tu ne devrais pas te montrer ! conseilla Lisa. On ne sait jamais.
Frank fronça les sourcils.
— Tiens, une visite ! dit-il.
Il s’écarta de la baie et alla s’asseoir.
— Une visite ? grommela Paulo, inquiet, en allant à la verrière. À son tour il sourcilla.
— Qui est-ce ? demanda Freddy.
La silhouette de Gessler se dessina au-delà des vitres. L’avocat acheva de gravir l’escalier de fer. Paulo lui ouvrit la porte.
— Y a de la casse ?
Gessler paraissait morose.
— On procède à des contrôles de police devant le tunnel, expliqua-t-il. J’ai voulu prendre par le pont, mais il est barré également.
— Mon Dieu ! soupira Lisa. Ils ont déjà découvert l’évasion.
— Eh bien ! dites donc, ça n’a pas traîné, apprécia Paulo. Je les croyais plus lents que ça, les poulets chleus !
Les Allemands se mirent à questionner Gessler qui leur expliqua ce qui se passait. Ils ne perdirent pas leur sang-froid et l’écoutèrent attentivement. Warner consulta sa montre. Il fit un rapide calcul mental afin de comparer le temps qui restait à attendre avant l’arrivée du cargo et le développement du dispositif policier.
— Ils vous ont vu ? demanda Frank.
Gessler hocha la tête.
— Je les ai vus avant qu’ils ne me voient.
— Vous êtes sûr ?
— Certain.
— Votre demi-tour n’a pas attiré l’attention ?
— Non.
Gessler ne semblait pas d’humeur à entrer dans les détails. Ses réticences contrarièrent Frank.
— Et votre voiture ?
— Je l’ai laissée dans le parking du chantier naval ; c’est encore là qu’elle passe le plus inaperçue.
Ils s’abîmèrent tous dans d’ardentes réflexions. Freddy le premier rompit le silence.
— Je ne comprends pas que vous ayez fait demi-tour, déclara-t-il catégoriquement.
— Vraiment ? fit l’avocat.
— Y a pas de raisons pour que les flics vous empêchent de passer !
— Il y en aurait de bonnes pour qu’ils remarquent mon nom : je suis connu.
— Ils ont l’air de vouloir fouiller le quartier ? s’inquiéta Paulo.
— Je n’ai pas eu cette impression.
Frank secoua la tête.
— Pour le moment, ils cherchent un fourgon cellulaire, trancha l’évadé. Ils ne risquent donc pas de grimper cet escalier, il faut être logique et ne pas s’emballer !
Ces paroles apaisantes tranquillisèrent Lisa.
— Tu devrais te changer, Frank, fit la jeune femme en montrant la valise.
Frank approuva.
— Vous restez ici, maître ?
Gessler fit un lent signe de tête affirmatif.
— C’est très imprudent, souligna Frank. Très imprudent. Supposez que… que la situation n’évolue pas favorablement…
L’avocat s’assit sans répondre. Il était infiniment morne, comme un homme qui a passé plusieurs nuits sans dormir et qui flotte dans un état second sans parvenir à s’en arracher.
Il jeta un coup d’œil à Lisa qui détourna la tête. Ce manège n’échappa pas à Frank dont le visage se durcit un peu plus. Il ouvrit la valise et en sortit l’uniforme.
Il hésitait à le revêtir. Ces hardes l’incommodaient. Il éprouvait une certaine nostalgie inavouable en songeant à son droguet de détenu.
— Alors ! tu le passes, ton beau costume marin ? gouailla Paulo qui devinait ses hésitations.
Frank quitta sa veste et se mit à dégrafer son pantalon. Au moment de l’ôter il s’interrompit pour regarder les autres. Seul Gessler s’était détourné.
— Je n’aime pas qu’on me regarde me déshabiller, lança le garçon.
Paulo et Freddy se hâtèrent de lui tourner le dos. Mais les deux Allemands qui n’avaient pas compris continuaient de le fixer tranquillement.
— Dites-le à ces deux idiots ! dit Frank.
— Il voudrait que vous vous détourniez, dit Lisa en allemand.
Warner et Baum hochèrent la tête et allèrent regarder par la verrière. Frank laissa tomber son pantalon et déclara en passant l’autre :
— Tu vois, Lisa, nous avons vécu cinq ans en Allemagne tous les deux. Toi, tu as appris l’allemand, moi pas !
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Je constate. C’est vrai ou pas ?
— Pourquoi le constates-tu de ce ton hargneux, Frank ?
— Ce pantalon me gratte, dit Frank. C’est du drap dont on fait les couvertures de chevaux, non ?
— Quand on sera au Danemark, tu t’achèteras la tenue fantoche pour sortir en ville, plaisanta Paulo.
Il fut surpris de constater que sa boutade n’amusait personne.
— Vous pouvez vous retourner ! annonça Frank lorsqu’il eut enfilé la veste.
Ils abandonnèrent tous leur position discrète et Frank leur sourit à la ronde. Il paraissait tout à coup d’excellente humeur.
— Vous comprenez, s’excusa-t-il, j’ai perdu l’habitude d’être regardé. En taule, des habitudes, on en perd plus qu’on n’en prend !
Il bomba le torse et coiffa la casquette d’un geste rond.
— Je porte bien l’uniforme ?
— Tu fais marin, mais pas Allemand, remarqua Paulo. Vous ne trouvez pas, cher maître ?
— Mets la radio, Lisa, ordonna Frank en désignant le poste.
De nouveau, elle se mit à tourner le bouton chercheur, en quête d’informations. Mais elle n’en trouva pas et laissa l’appareil branché sur de la musique. Il s’agissait d’une valse viennoise au rythme durement marqué. Frank s’empara du passeport et murmura en le feuilletant :
— Au fait, je m’appelle comment ?…
Il trouva le nom et épela avec un très mauvais accent :
— Karl Lüdrich !
Gessler rectifia la prononciation.
— Si on vous demande votre nom et que vous l’articuliez de cette façon, vous aurez du mal à faire admettre que c’est le vôtre.
À plusieurs reprises, Frank répéta le nom, corrigé chaque fois par Gessler. À la fin il réussit à se le mettre en bouche et l’avocat lui fit signe que ça pouvait aller. Frank empocha le passeport.
— Que faisiez-vous pendant la guerre ? demanda-t-il à son avocat.
Gessler releva la tête.
— J’étais officier, pourquoi ?
— En taule je n’ai jamais osé vous le demander.
— Cela vous intéressait donc ?
— Vous avez fait la Russie ?
— Non, la Libye.
— Et pas la France ?
— La France également.
— Ça vous a plu, Paris ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il était occupé. Je le préférais avant la guerre, et je le préfère maintenant. C’est une ville si fragile…
Freddy, qui musardait dans un coin de l’entrepôt où s’amoncelaient des colis, se mit à déchirer l’emballage d’un billard électrique.
— Eh bien, moi, dit Frank, savez-vous ce que je faisais pendant la guerre ?
— Que faisiez-vous ? demanda Gessler.
— J’étais au lycée ! Vous avez déjà eu des bacheliers parmi vos clients ?
— Ça m’est arrivé, affirma l’avocat.
Frank parut dépité.
— Et moi qui croyais être un cas ! soupira-t-il.