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10

L’inspecteur dépêché par le commissariat portait un manteau brun, trop long, et un vieux feutre défraîchi. Il examina les deux motocyclettes noires, nota leurs numéros et, se tournant vers les employés du tunnel, demanda :

— Quelqu’un se souvient-il d’avoir vu entrer les motocyclistes ?

Les interpellés s’entre-regardèrent avec des moues incertaines. Le plus jeune, un frêle garçon au visage criblé de taches de rousseur, déclara :

— Je ne vois que les policiers…

L’inspecteur tiqua.

— Les policiers ?

— Un fourgon cellulaire a pris le tunnel en fin d’après-midi. Deux motards l’escortaient…

L’hypothèse parut insensée à l’inspecteur.

— Des motards n’ont pas l’habitude d’abandonner leurs engins dans les ascenseurs ! déclara-t-il.

Les assistants éclatèrent de rire, à l’exception du jeune employé qui rougit.

— Je crois pourtant que c’est de leurs motos qu’il s’agit, insista-t-il, d’une voix qui s’étranglait.

Ses collègues le chahutèrent.

— Dis voir, Hans, tu n’aurais pas lu cette nuit un Kriminal Roman qui te serait resté sur la conscience ?

Ces sarcasmes donnèrent au jeune homme le courage d’exposer son point de vue.

— Quelque chose m’a surpris sur les motos de ces policiers, dit-il. En général, ils ont sur le guidon une plaque blanche avec le mot « Police ». Eux n’en avaient pas. Et puis leurs engins étaient plus petits que les motocyclettes réglementaires. Et puis…

— Et puis ? insista l’inspecteur.

— Et puis il manquait un garde-boue à l’une des machines. Et vous voyez : il en manque un à celle-ci.

— Vous me paraissez avoir un drôle d’œil, mon garçon, félicita le délégué du commissariat.

Hans rougit un peu plus. Ses collègues ne riaient plus.

— Ces motards escortaient un fourgon cellulaire, dites-vous ? reprit l’inspecteur.

— Oui.

— S’ils ont laissé leurs motos dans le second ascenseur, ils ont dû sortir à pied, non ? Demandez des détails de l’autre côté.

Le chef décrocha son téléphone pour sonner la rive d’en face. Il regrettait d’avoir laissé le vieux liftier rentrer chez lui. Son témoignage eût été précieux. Au poste de contrôle de l’autre rive, on lui répondit qu’effectivement un fourgon cellulaire noir était bien sorti du tunnel vers six heures trente, mais qu’aucun motard de l’escortait.

L’inspecteur bondit.

— Il y a du louche dans cette affaire, déclara-t-il.

Il composa le numéro de son commissariat et demanda à parler à son chef. Il était sept heures moins dix et la pluie s’était remise à tomber. 

11

Freddy avait achevé de déballer le billard. Il le considéra avec un ravissement d’enfant.

— Mince, mais c’est un billard ! exulta-t-il.

— À la forme, t’aurais pu t’en douter si tu avais été un poil moins truffe ! fit Paulo.

Freddy déroulait fiévreusement le fil de l’appareil.

— Il y a une prise électrique par ici ?

Il fureta un instant le long du mur et découvrit deux prises dont l’une hébergeait la fiche du réflecteur de bureau.

Assis sur le bureau, le dos calé contre la valise vide, Frank étudiait Gessler du coin de l’œil. L’immobilité de l’avocat, son air lointain et indifférent le troublaient. Il avait l’impression qu’il lui était arrivé quelque chose pendant sa brève absence.

— Vous savez que j’ai été un excellent élève, reprit-il. J’enlevais tous les prix de français.

Lisa s’était retirée devant la verrière et regardait le port illuminé avec un peu de tristesse. Elle préférait laisser Frank à ses marottes. Sa liberté l’étourdissait un peu. Elle comprenait.

Gessler sortit la clé de contact de sa voiture et se mit à la faire tourniquer au bout de la chaînette du porte-clés.

— Lorsque je préparais votre défense, dit-il, je vous ai questionné sur votre jeunesse. Elle m’aurait fourni des arguments. Mais vous n’avez rien voulu me dire, non plus qu’au tribunal.

Frank réfléchit. Une moue amère déforma sa bouche.

— Ma jeunesse, soupira-t-il, je n’avais pas envie de la raconter à des bonshommes qui coiffaient un casque d’écoute chaque fois que j’ouvrais la bouche.

— Je comprends, dit Gessler.

Au fond de la pièce, Freddy martyrisait son billard flambant neuf dont les lampes ne s’éclairaient pas.

— T’as de la monnaie allemande, Paulo ? demanda-t-il.

— Non, fit l’interpellé après avoir fouillé ses poches, j’ai que des gros talbins, because ?

— Faut que je donne à bouffer à ce billard.

Il se pencha pour lire la plaque de cuivre vissée au-dessus du déclencheur.

— Qui est-ce qui peut me refiler une pièce d’un pfennig ? implora Freddy.

Baum sortit une pièce de sa poche et s’avança. Il l’introduisit dans l’appareil et le billard s’illumina et se mit à crépiter comme un feu de joie. Baum se mit à jouer sans s’occuper de Freddy.

— Eh bien, te gêne pas ; fais tes besoins, mon gars ! vociféra ce dernier. Tu parles d’un sans-gêne !

Paulo rit de sa mine déconfite.

— Ben quoi, fit-il, après tout c’est son pognon qui marche, non ? T’as qu’à prendre un autre billard, c’est pas ce qui manque !

En ronchonnant, Freddy suivit le conseil de son ami.

— Tu crois que j’ai le temps d’en faire une ? demanda-t-il.

— Tu as le temps, affirma Paulo.

— Quelle heure t’as dit qu’il était ?

— Tout à l’heure j’ai dit qu’il était moins le quart, mais maintenant il est moins cinq…

Lisa, qui les écoutait distraitement en examinant les faits et gestes de Frank, questionna :

— Il met combien de temps pour aller à Copenhague, ce bateau ?

— La nuit, renseigna Gessler. Vous y serez demain matin.

Elle essaya d’imaginer Copenhague en faisant appel à des souvenirs de photos de revues. Mais elle n’obtint rien de valable.

— Et après Copenhague, Frank ? murmura-t-elle.

— Tu n’as pas prévu plus loin ? s’étonna le garçon.

Elle lui sourit tendrement.

— Je te connais trop bien. Je savais qu’une fois qu’on t’aurait enlevé tes menottes c’est toi qui déciderais…

Il secoua la tête misérablement.

— J’ai également perdu l’habitude de décider !

— Nous pourrions aller à Londres ? suggéra la jeune femme. Tu as ton ami Billy, là-bas.

— Je ne me suis pas évadé de prison pour aller dans une île, ricana Frank.

Il regarda la pluie sur les vitres. Elle tombait dru. On entendait ronfler une gouttière au bord du toit. Des silhouettes noires et brillantes se déplaçaient le long des quais, dans la lumière froide des lampadaires. Aucune agitation insolite. Le quartier semblait étrangement calme. Si calme que Frank en fut incommodé. Il retourna au poste de radio et se mit à tourner le bouton. Il rit triste.