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— Au cinéma, des types dans notre situation trouvent immédiatement le bulletin d’information qui les concerne !

Il vit Freddy immobile près de lui, avec un visage implorant. Frank le désigna à l’avocat.

— Pour l’amour du ciel, maître, si vous avez une pièce d’un pfennig, donnez-la à Freddy !

Gessler fouilla son gousset et tendit à l’intéressé la pièce souhaitée.

— Dis merci ! tonna Frank, comme l’autre s’éloignait sans mot dire.

Freddy lança sans se retourner un « merci » qui ressemblait à un aboiement. Frank poussa un siège contre celui de Gessler et s’assit aux côtés de son avocat. On eût dit deux voyageurs dans un autobus.

— Il va faire « tilt » chuchota-t-il en clignant de l’œil. Freddy fait toujours « tilt » car il triche. Tricher lorsqu’on joue seul, c’est raffiné, vous ne trouvez pas ?

Gessler resta muet. Alors Frank se pencha sur lui et cria avec une violence fulgurante :

— Vous ne trouvez pas ?

Les autres se retournèrent et on entendit errer une bille d’acier sur le circuit d’un des billards. Au passage, bien qu’elle ne fût pas dirigée par les « flippers », elle butait contre des plots qui accusaient le choc en ronflant.

— Frank ! implora Lisa.

Elle s’approcha de lui à pas prudents.

— On dirait…

Elle se tut. Avec Frank il fallait peser ses mots. Parfois, sans objet, il piquait des colères terribles qui effrayaient son entourage.

— J’écoute ! dit-il sèchement.

Lisa rassembla son courage.

— On dirait que tu es malheureux.

Freddy reprit sa partie de billard. Il soulevait l’appareil imperceptiblement et lui administrait des coups de genou pour rectifier le circuit de la bille lorsqu’elle échappait à son contrôle. Il était un spectacle à lui tout seul et les deux Allemands, émerveillés, se mirent à le regarder opérer en poussant des exclamations ravies.

— Tu es malheureux ? insista Lisa.

Frank lui passa la main dans les cheveux, doucement, tendrement.

— Ce sont ces cinq années qui ont du mal à passer, Lisa.

Il suivit du bout de l’index les traits délicats de son amie. Elle avait une peau dont la douceur l’émerveillait.

— Tout à l’heure, reprit-il, je te disais que tu ressemblais à ce que j’imaginais. Mais ce que je ne t’ai pas dit, c’est qu’un jour, Lisa, un jour je me suis mis à t’imaginer avec cinq ans de plus. Le rajustement s’est opéré tout seul, le temps de faire ça…

Il fit claquer ses doigts et tarda à abaisser son bras.

— Tu sais, dans certains vieux films rafistolés il y a des sautes d’images. Tu regardes un personnage amorcer un geste, et tac, le geste est terminé sans avoir été fait. Toi, tu as vieilli de cinq ans ici !

Il se frappa le front.

— Tu as vieilli de cinq ans en une fraction de seconde. Tu saisis ?

Lisa avait deux larmes au bord des cils. Elle essayait de les contenir, mais on ne contient pas des larmes.

— Oui, Frank, balbutia-t-elle, je comprends.

— Et moi, j’ai terriblement changé, n’est-ce pas ?

— Mais non, protesta la jeune femme.

— Mais si, s’obstina l’évadé. Je suis resté un an sans me regarder. Je fermais les yeux en me rasant ; parole !

Il rit.

— Ce que j’ai pu me couper ! Et puis un jour j’ai rouvert les yeux et j’ai aperçu un drôle de type dans la glace du lavabo. Un drôle de type, répéta-t-il tristement.

Il s’approcha du billard silencieux. Freddy venait de perdre la partie et l’appareil s’était éteint. Frank actionna les flippers à vide. Les petites ailettes battirent stupidement. Le cadran représentait une troupe de girls en train de lever haut la jambe.

— T’as vu leurs tronches de Teutonnes, pouffa Freddy en les montrant du pouce. Et ces jambons, dis !

— Ce sont des femmes, dit Frank.

Freddy n’osa sourire.

Gessler et Lisa échangèrent un regard désemparé. La radio jouait toujours. Maintenant elle diffusait une musique douce qui faisait songer à des oiseaux traversant un ciel bleu. Elle cessa et un speaker se mit à parler. Warner fut le premier à y prendre garde. Il s’approcha du poste et d’un claquement de langue sollicita l’attention des autres. Ils se groupèrent autour du poste.

— C’est les informes ? demanda Paulo.

Lisa fit signe que oui.

— Ah ! tout de même !

Le commentateur racontait la visite de l’ambassadeur de Pologne au chancelier.

Frank saisit Lisa à la taille.

Le speaker avait changé de ton, mais on devinait qu’il relatait des choses importantes.

— Que dit-il ? demanda Frank.

— Un camion a rompu ses freins dans une rue en pente. Il a défoncé la vitrine d’un horloger. L’horloger et une cliente ont été tués…

Frank fit la moue. Paulo le regarda.

— En France, ton évasion aurait fait plus de bruit, déclara le petit homme. Elle serait passée avant les accidents de la circulation…

Baum, d’un signe violent lui ordonna de se taire et Paulo lui fit la grimace. Le speaker parlait toujours ; sa voix s’était faite enjouée.

— Alors ? questionna Frank. Traduction ?

— Je crois qu’il parle d’un éléphant, dit Lisa.

— En effet, confirma Gessler. Ils parlent d’un éléphant qui vient de mourir au zoo de Hambourg.

— Pauvre bête ! soupira Paulo avec une expression d’infinie tristesse.

— Et rien sur nous ? demanda Frank.

La musique venait de reprendre.

— Pas un mot, non, s’étonna Lisa. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Elle posait la question à Gessler. L’avocat réfléchit un court instant.

— La police a sans doute préféré garder la nouvelle secrète, suggéra-t-il. Je ne vois pas d’autre explication.

Il se tourna vers Frank, mais ce dernier était allé au fond du local où il fit signe à Paulo de le rejoindre. Lorsque le petit homme fut près de lui, il lui mit la main sur l’épaule et lui parla à l’oreille. Lisa et Gessler se demandaient quelle était la nature de l’entretien. Paulo faisait des signes affirmatifs en conservant un visage résolument hermétique. À la fin il décrocha son manteau à un clou et sortit.

— Où va-t-il ? s’informa Lisa.

Frank eut un geste évasif qui manquait totalement de civilité.

— Vous avez un autre pfennig, cher maître ? fit-il.

Gessler prit une nouvelle pièce et, obéissant au signe de Frank, la lui lança. Frank s’en saisit et retourna au billard. Freddy espérait confusément qu’il allait lui remettre la pièce, mais Frank l’écarta et se mit à jouer. Il poussa une bille dans sa gorge de lancement et actionna la tirette du propulseur. Déçu, Freddy s’écarta et, les mains aux poches, s’approcha de Gessler. L’avocat lui jeta un bref coup d’œil indifférent.

— Il est gros, ce cargo ? demanda Freddy.

— Assez gros pour vous emmener tous les quatre.

La riposte décontenança un instant Freddy qui n’était pas familiarisé avec les mots d’esprit.

Il faillit s’éloigner, mais cela eût trop ressemblé à une fuite.

— C’est bien, le Danemark ? insista-t-il d’un ton rogue.

Gessler jouait toujours avec sa clé de contact.

— Pour mon goût, ça ne vaut pas l’Italie.