C’était trop pour Freddy. Découragé, le jeune homme alla fureter du côté des caisses empilées.
— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? demanda-t-il à la cantonade.
Personne ne lui répondant, il se mit à défoncer le couvercle d’une des caisses à coups de talon rageurs.
Frank acheva sa partie sur un ridicule score. Les cinq billes d’acier n’avaient totalisé qu’un minimum de points.
— Vous avez encore une autre pièce, monsieur Gessler ? appela-t-il. Je vous rembourserai.
Sans un mot, Gessler le rejoignit. Il eut du mal à découvrir dans ses poches un nouveau pfennig et annonça en le glissant dans la main de Frank :
— C’est le dernier.
— Vous savez à quoi je pense ? lui demanda Frank.
Gessler attendit la suite. Frank haussa les épaules et déclara :
— À l’éléphant.
— Quel éléphant ? dit Lisa en s’approchant des deux hommes.
— Celui qui vient de mourir au zoo. Ça doit être quelque chose, la tombe d’un éléphant.
Il se consacra à la partie avec application et obtint quelques résultats satisfaisants.
— Tu sais, Lisa, que ce billard me remet dans l’ambiance de Paris ?
— Tant mieux, Frank.
Dieu ! que cette attente était longue à user. Elle la trouvait aussi pénible que celle qui avait précédé l’arrivée de Frank.
Le jeune homme murmura :
— Là-bas je n’y jouais jamais. Je trouvais ce truc stupide.
Il médita un instant en expédiant la dernière bille.
— Ça existe en Allemagne, la Loterie Nationale, Monsieur Gessler ?
— Oui, dit Gessler, ça existe.
— Il vous est arrivé de prendre des billets ?
— Ça m’est arrivé.
— Eh bien ! à moi jamais. J’ai horreur du hasard. C’est un petit salaud, avec lui tout le monde est perdant. Et puis, un billet, c’est tellement laid avec tous ces chiffres !
Freddy venait d’ouvrir la caisse. Il jubilait comme un gosse qu’on aurait lâché dans un magasin de jouets et qui n’arriverait pas à s’assouvir.
— Hé ! cria-t-il, regardez un peu, les gars !
Il brandissait un appareil téléphonique blanc. L’objet le ravissait.
— Ein, zwei, drei ! cria Freddy ; et il lança l’appareil en direction de Warner qui le saisit au vol et le posa sur le plancher.
— Excusez-moi, poursuivit Freddy : on m’appelle sur une autre ligne.
S’emparant d’un second appareil, il le jeta à Baum. Baum rata la réception et le socle de l’appareil éclata contre le montant de fer soutenant le toit de l’entrepôt. Une espèce de griserie frénétique s’était emparé de Freddy. Il puisait dans la caisse et jetait les appareils téléphoniques autour de lui en poussant des glapissements hystériques.
— Tu as fini tes idioties ! aboya soudain Frank.
Sa voix véhémente stoppa le délire de Freddy.
— Ben quoi, plaida ce dernier, il faut bien passer le temps en attendant ce p… de barlu, non ?
Frank se vrilla la tempe d’un index rageur.
— T’as pas changé, fit-il. Toujours ta bulle d’air là-dedans !
Paulo surgit par l’escalier extérieur. Son pas léger faisait chanter les marches rouillées. Il entra furtivement et referma la porte d’un coup de talon. La pluie dégoulinait sur son visage de fouine. Il était sombre et hermétique. Il s’approcha de Frank et se mit à lui parler à l’oreille. Frank écouta sans le regarder, sans regarder personne. Lorsque Paulo se tut, un mince sourire crispa les lèvres de l’évadé.
Qu’est-ce que c’est que ces téléphones ? demanda Paulo en considérant le troupeau d’appareils posés sur le plancher.
— C’est pour l’exportation, expliqua Freddy. Si t’en veux un c’est le moment. Ils sont costauds, les Allemands ça parle fort !
Frank s’écarta du billard et se mit à arpenter la pièce à longues enjambées. Lisa ne le quittait pas des yeux. Elle était inquiète. Elle se demandait ce que Paulo venait de révéler à Frank. Elle se disait que ce devait être une chose grave.
12
Le commissaire raccrocha d’un geste sec et regarda ses inspecteurs en fronçant les sourcils. C’était un gros homme pâle et blond, au visage ingrat.
— Le fourgon cellulaire n’avait aucune escorte en quittant le pénitencier, fit-il. Il y a du louche là-dessous.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda l’inspecteur qui s’était rendu au tunnel pour l’affaire des motos abandonnées.
— Le directeur du pénitencier d’Altona téléphone à la prison de Lünburg pour savoir si le prisonnier est arrivé.
Il consulta la pendulette de marbre posée sur son bureau.
— Ce fourgon a quitté le pénitencier à six heures environ. Il devrait être arrivé.
Il prit un énorme cigare dans une boîte ouverte devant lui. Au moyen d’un petit appareil chromé, il sectionna l’extrémité la plus pointue et, avec une application de chirurgien, il vrilla une moitié d’allumette dans le cigare.
Ses subordonnés le regardaient agir avec le plus profond respect. Le commissaire était un homme exigeant dont le calme inhumain glaçait tous ceux qui l’approchaient.
Il chauffa le cigare à la flamme d’une seconde allumette — un peu comme on brûle une volaille —, l’alluma et se mit à le téter avec délice. Comme il expulsait sa première bouffée, le téléphone sonna.
Il bloqua l’énorme cigare dans le coin de sa bouche et répondit.
La conversation fut extrêmement brève. Lorsqu’il raccrocha il déclara à ses hommes attentifs :
— Le fourgon cellulaire n’est pas arrivé. Ça n’est pas encore alarmant, mais c’est déjà troublant.
Il regarda l’heure. Sa pendule marquait sept heures moins deux.
— Il y a des encombrements en fin de journée, souligna l’un des inspecteurs.
— C’est vrai, reconnut le commissaire. Mais ma conviction est établie…
Ses dents se crispèrent sur l’allumette fichée dans le cigare.
— Il s’est passé quelque chose dans cet ascenseur, affirma-t-il paisiblement. Vous allez suivre ce fourgon à la trace à partir de l’Elbtunnel. Prenez tous les hommes disponibles et mettez-vous immédiatement en chasse.
— Vous croyez qu’il s’agit d’une évasion, herr commissaire ? demanda un inspecteur.
— Oui, je le crois, répondit le commissaire. Le prisonnier transporté est un gangster français très dangereux. Il est condamné à la détention à vie pour avoir descendu un flic de Hambourg.
Il sortit son cigare de sa bouche et le secoua doucement au-dessus de son cendrier.
— S’il s’est échappé, on le retrouvera. Et alors on s’arrangera pour ne pas lui faire de cadeau. Rompez !
13
Frank sortit son faux passeport de sa poche et se mit à le feuilleter en le tenant près de ses yeux, comme le font les myopes.